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"Pour une nouvelle psychiatrie : redonner sa place au sujet et à la clinique" (Patrick Lemoine)

Prescription de psychotropes à outrance, remboursement des psychologues, reconnaissance de la psychiatrie en tant que discipline carrefour, nécessité de s’ouvrir à d’autres approches… Autant de thèmes abordés dans un ouvrage collectif réunissant douze experts et dirigé par les psychiatres Boris Cyrulnik et Patrick Lemoine. Ce dernier nous en livre les grands axes.

La rédaction

Pourquoi la psychiatrie se porte-t-elle si mal en France ?

Elle va mal, effectivement. Contrairement à la plupart des syndicats, je ne pense pas que ce ne soit qu’une question d’argent mais plutôt une question structurelle. La psychiatre et épidémiologiste Vivianne Kovess-Masfety le souligne : il y a trop de psychiatres en France. Nous sommes le deuxième pays au monde, après la Suisse, en termes de densité de psychiatres. Pourtant, pour obtenir un rendez-vous, soit c’est impossible, soit il y a un an d’attente. En me basant sur mon expérience à l’international, je constate que, dans certains pays, les psychiatres sont moins nombreux… et l’attente moins longue. Je pense que cela irait mieux si les psychiatres faisaient réellement de la psychiatrie.

Qu’entendez-vous par là ?

La psychanalyse suscite un grand engouement en France. Cet emballement fait que de nombreux psychiatres font à peu près exclusivement des psychothérapies alors que ce n’est pas leur métier. Le jour où les gouvernements se rendront compte que cela coûte moins cher de mettre en place le remboursement et l’accès direct aux psychologues, ils s’apercevront qu’il y a plein de psychiatres. Ces derniers pourront alors s’occuper de services psychiatriques. À diplôme universitaire égal, qu’il s’agisse de la psychanalyse, de thérapie cognitivo-comportementale (TCC) ou d’hypnose médicale, si vous êtes docteur, la consultation sera remboursée mais si vous avez un diplôme universitaire de psychologue, elle ne le sera pas. Il y a là, à mon avis, un vrai problème de droit et d’égalité des chances.

Vous écrivez dans l’ouvrage que, dans certaines régions, 70 % des postes de psychiatres ne sont pas pourvus…

Oui, absolument. Dans le centre médico-psychologique dans lequel je travaille, nous sommes favorisés : seuls 60 % des postes sont non pourvus ! Dans certains services, comme les hôpitaux de jour, il n’y a aucun psychiatre. Si un psychiatre tout juste diplômé décide de s’orienter vers le service public, il sera confronté à des pénuries et à un rythme de travail intenable. S’il choisit d’ouvrir son cabinet et de faire des psychothérapies, il lui suffira d’avoir une trentaine de patients et il sera plein pour cinq ans (à raison de plusieurs séances par semaine et par patient).

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Pouvez-vous préciser l’expression " porte tournante " employée dans votre livre ?

La gestion comptable de l’hôpital voulue par nos énarques est basée sur la croyance qu’une diminution du nombre de lits peut entraîner une diminution globale des coûts. La logique est la même pour le numerus clausus. En réalité, c’est le contraire qui se produit. Cela s’est vu au Canada puisque ce sont les premiers à avoir initié cela. Ils se sont aperçus qu’en diminuant le nombre de médecins, ils diminuaient l’accès aux soins. Les patients étaient alors soignés plus tard, pour des problèmes plus graves, ce qui coûtait, au final, beaucoup plus cher. Ceci s’applique aussi bien à la médecine ambulatoire qu’hospitalière. Dans ce contexte, la logique est de faire sortir rapidement des patients (pas guéris) qui rechutent naturellement très vite. D’où l’expression " porte tournante ". Le taux de suicide augmente d’ailleurs considérablement à la suite de ces sorties anticipées. Je me souviens d’un médecin lyonnais qui employait pour cela le terme d’externements abusifs, arbitraires.

Vous dites qu’il y a trop de prescriptions inappropriées. Cela concerne-t-il uniquement des médecins généralistes qui se sentent dépassés ?

Oui et non. En effet, 85 % des prescriptions de benzodiazépines, molécules dangereuses, sont dues aux généralistes. Ils ne reprennent cependant le plus souvent que les prescriptions des spécialistes. Il ne faut donc pas leur jeter la pierre. On constate toutefois un problème de formation. Le défaut des généralistes est d’être gentils. On ne leur a pas appris à l’université, à travers des jeux de rôle par exemple, à dire non. Cela ne concerne pas que ces prescriptions ; les généralistes ont du mal à refuser les arrêts de travail, les antibiotiques, les antalgiques. La question des prescriptions abusives repose, en outre, sur le manque d’information scientifique à propos des médicaments. Information essentiellement diffusée par les laboratoires, dont le but n’est pas de réduire la prescription

Pouvez-vous donner un exemple concret ?

Prenons celui des somnifères. Je rappelle qu’ils ne font pas réellement dormir et présentent plutôt une action anesthésiante. Ce sont des produits anti-réveil, pas pro-sommeil et qui, en plus, sont toxiques. On a bien vu les dégâts liés à leur immunotoxicité durant la crise du Covid parce que les gens les plus malades étaient souvent sous somnifères. Or, c’est durant le sommeil que l’on met à jour notre logiciel immunitaire. De plus, il y a la question de la respiration nocturne : un quart de Lexomil pris le soir multiplie par deux le nombre et la durée des apnées. En le prescrivant, vous transformez des ronfleurs en apnéiques et, par conséquent, vous faites le lit des accidents vasculaires cérébraux et des infarctus. Les médecins généralistes ne sont pas suffisamment informés de ces aspects négatifs.

Et puis, si l’on s’intéresse aux antidépresseurs, on ne peut pas nier que ce sont des produits formidables en cas de dépression sévère, pour des personnes suicidaires ou hospitalisées. Mais si la dépression est légère ou modérée, les études montrent qu’il n’y a presque pas de différences entre l’antidépresseur et le placébo. Cette information n’est bien sûr pas très diffusée par les laboratoires ; cela représente tout de même 80 à 90 % des prescriptions. À côté de cela, des plantes, comme le safran, sont efficaces en cas de dépressions légères ou modérées.

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D’après vous, les plantes pourraient-elles être mieux intégrées aux prescriptions ?

Oui et j’avais, dans cette idée, proposé une étude en double aveugle versus placebo pour un cocktail de plantes antidépressives [en l’occurrence safran et rodhiole, NDLR]. Elle a été refusée par le Comité de protection des personnes au prétexte qu’il s’agit de compléments alimentaires, ne permettant donc pas de conduire des études contrôlées. Si l’on était partis de ce raisonnement scandaleux au début du XXe siècle, l’aspirine n’existerait pas et la digitaline ne permettrait pas de soigner l’insuffisance cardiaque.

Je constate un défaut de formation quant aux mécanismes d’action : en cas d’anxiété, de nombreux généralistes et psychiatres prescrivent un neuroleptique sédatif. Or, cette catégorie de médicaments doit être réservée à certains malades. Je l’affirme, les médecins doivent apprendre à avoir peur de certains médicaments.

Le médecin et psychanalyste François Ansermet perçoit la crise de la psychiatrie comme éclairante sur la crise de la société, et réciproquement. Allez-vous dans le même sens ?

Oui, je suis d’accord. La tendance est générale. Il y a un rejet du sujet et de la clinique. Les cardiologues n’auscultent presque plus leurs patients et les envoient directement faire des échographies. Cela vaut pour toutes les spécialités. Les neurologues ne font plus d’examens car il est plus rapide de prescrire un scanner que de procéder à un examen clinique détaillé. La clinique est à l’agonie. Les examens complémentaires permettent de réduire la durée de la consultation, donc de voir plus de patients. Si l’on revenait à la clinique, à la sémiologie, le monde tournerait mieux.

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De quelle psychiatrie rêvez-vous ?

Je pense que si les psychiatres acceptaient de déléguer, de partager leur cabinet avec des psychologues, des éducateurs, la prise en charge serait nettement meilleure. Mais les médecins français ont du mal à déléguer. Il suffit d’observer leurs réactions vis-à-vis des infirmières en pratique avancée, aux compétences cliniques renforcées, qui disposent d’un droit de prescription élargi par rapport à celles qui sont en soins généraux. Les médecins surchargés ont du mal à leur confier des tâches. Il faudrait que les médecins soient, globalement, payés par rapport à leur niveau d’études et que les psychiatres puissent bénéficier d’une meilleure organisation. Autrement dit, que les comportementalistes cessent de penser qu’ils sont seuls à détenir la vérité, et pareil pour les psychanalystes ou les neuroscientifiques. Je rêve d’une psychiatrie plus pratico-pratique.

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