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La santé humaine commence dans les sols

Ingénieur agronome, Pierre Weill a lancé en 2000 Bleu-Blanc-Cœur, démarche agricole et alimentaire durable visant à améliorer la qualité nutritionnelle et environnementale de notre alimentation. Aujourd’hui, il milite pour que le lien entre sol, environnement et santé soit véritablement reconnu.

La rédaction

Alternative Santé : Votre livre Une seule santé, Enquête sur les sols où nos maladies prennent racine est une enquête sur les sols " où nos maladies prennent racine ". Avant d’aller plus loin, pouvez-vous nous éclairer sur ce qu’est un bon sol ?

C’est très compliqué à décrire. C’est une discipline un peu nouvelle que d’étudier toute cette vie du sol et d’essayer de la qualifier. Plus de la moitié des espèces répertoriées dans le monde vivent sous la terre. Il y a tout un tas de populations de virus, de bactéries, de vers de terre, d’acariens, de champignons. Et les échanges y sont très complexes. J’ai fréquenté le psychiatre Boris Cyrulnik qui m’avait dit un jour que le terme de résilience avait été inventé par les agronomes pour désigner les sols. Je crois qu’un sol n’est jamais mort, il peut se remettre en place même après avoir été usé. Les agronomes parlent de sol " suppressif ", autrement dit d’un sol qui sait se défendre tout seul. Un sol vivant sait résister aux attaques de champignons, de microbes parasites. Bref d’ennemis des cultures.

Pour définir la vie du sol, il existe diverses mesures : il y a la structure, la porosité, la matière organique, la quantité de carbone, etc. Un sol peut être caractérisé par des mécanismes d’oxydo-réduction, de pH. Lorsque l’on a commencé à s’intéresser au microbiote intestinal, on parlait de quelques bactéries puis de virus, puis de champignons, et aujourd’hui on parle d’holobionte, c’est-à-dire d’un hôte et de tous ses microbes. Les sols s’apparentent à ce microbiote intestinal. Plus il y a de diversité, plus il y a d’espèces différentes, mieux c’est. En résumé, un bon sol a une diversité de vie suffisante pour devenir suppressif, c’est-à-dire en capacité de lutter contre les ennemis des cultures.

Comment se portent nos sols français ?

Ils ne vont pas bien. On considère, pour ne prendre qu’un seul critère, que la concentration de matière organique des sols, qui est assez facile à mesurer, est en moyenne de 3 %. Dans certaines régions de grandes cultures, cette concentration est à 1 %. Sachant qu’un bon sol est à 5 ou 6 % de matière organique. Dans un bon sol, il y a de la vie, de l’humus, des champignons. Sa structure joue aussi un rôle. Il existe des sols argileux, sableux, limoneux. Typiquement, le sol landais est très sableux. Malheureusement, le maïs y est cultivé intensément depuis une trentaine d’années. Ce sol est donc devenu très pauvre. Il nécessite l’ajout d’engrais et de pesticides pour que quelque chose daigne encore y pousser.

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Vous avez mené sept études cliniques et participé à près de 500 publications dans la presse scientifique pour développer votre argumentation. Pouvez-vous revenir sur votre première étude clinique démarrée en 1999 ?

Je suis parti de l’hypothèse que nos pathologies modernes chroniques – surpoids, carences, inflammations – trouvaient leur origine au bas de la chaîne alimentaire, plus particulièrement dans nos champs abîmés et nos animaux mal nourris. Ainsi, cette première étude clinique a consisté à faire manger, pendant quatre-vingt-dix jours, la même chose à deux groupes distincts d’humains. Seule changeait la composition du régime des animaux fournissant œufs, beurre, lait et viande. Le groupe essai a mangé des produits issus d’animaux nourris de diversité et de lien au sol. Le groupe témoin des produits animaux standards du commerce

C’est ce que je raconte dans le livre. Début 2000, l’étude commence par la distribution de produits " essai " ou " témoin " aux deux groupes de quarante volontaires et à leurs familles. Mais en fait, elle a commencé au printemps 1999, au moment où les paysans ont semé le lin, le lupin, le pois, la féverole qui remplaceraient une partie du maïs et du blé dans leurs parcelles pour nourrir à l’automne les animaux " essai " ou " témoin ". Le protocole est rigoureux. Deux régimes alimentaires sont mis en place. Certains volontaires mangent des œufs venant d’une poule nourrie au soja ou avec une fraction de lupin et de lin. Idem pour les autres produits : jambon, lait, beurre, etc. C’est un essai en aveugle car le volontaire ne sait pas dans quel groupe il est.

Quels sont les principaux résultats de vos investigations ?

Des prises de sang sont réalisées tous les quinze jours sur les volontaires. Le sang est centrifugé et le laboratoire analyse le sérum et les globules rouges. La composition du sérum reflète globalement ce qui a été consommé la veille et les jours précédents pour répondre à la question suivante : est-ce que les oméga-3 du lin mangé et concentré par la poule qui les a mis dans l’œuf sont assimilés par l’homme, ou est-ce que nous allons les bêta-oxyder, c’est-à-dire les transformer en énergie ? La composition des globules rouges traduit, elle, ce qui a été mangé, assimilé et fixé dans les membranes de toutes les cellules du corps les semaines et les mois précédant la prise de sang.

On mesure ainsi dans l’assiette ce que l’on mange et qui va passer dans l’intestin, puis on mesure dans le sérum ce qui est passé du tube digestif au sang, et enfin, on mesure dans les globules rouges ce qui est passé du sang aux cellules du corps pour intégrer nos membranes cellulaires. La " mesure ", base de la preuve scientifique et réponse ultime à la question : " Y a-t-il un lien entre ce que mangent les plantes et les animaux et la santé de l’homme ? " La réponse est clairement oui. Il y a 40 % d’oméga-3 en plus dans le sérum des volontaires " essai ". Et il y a aussi significativement moins d’acides gras saturés dits " athérogènes " (faisant monter le cholestérol), moins d’acide gras oméga-6 et plus d’acides gras CLA dits " ruméniques ", aux effets positifs sur notre santé.

Sept études plus tard, j’avais la preuve que la santé humaine commençait dans les sols.

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En quoi le processus d’inflammation est-il lié à un sol riche, dense et sain ?

La plupart des maladies inflammatoires comme l’obésité ou le diabète, et là je ne vous apprends rien, se fondent sur un terrain pro-inflammatoire. En cas d’infection par un virus ou de piqûre d’abeille, l’inflammation est nécessaire mais elle doit s’arrêter à un moment donné. Or, ce processus inflammatoire est régi par le rapport entre oméga-6 et oméga-3 dans toutes les membranes cellulaires du corps. Quand on a, comme c’est le cas aujourd’hui, des régimes très riches en oméga-6 et très pauvres en oméga-3, l’inflammation ne s’arrête plus. Ce terrain pro-inflammatoire finit par dégrader la résistance du corps et peut provoquer l’arrivée de ces maladies.

Cette inflammation peut aussi être provoquée par un excès de radicaux libres. Ces derniers sont produits naturellement lors de la combustion des glucides et des lipides dans le cadre de la production de l’ATP, la molécule de l’énergie. Leur excès est bloqué par les antioxydants endogènes, présents dans l’organisme. Si les radicaux libres sont trop nombreux, il est nécessaire que des antioxydants dits exogènes soient fournis par l’alimentation, en particulier par les végétaux.

Qu’il s’agisse du rapport entre oméga-6 et oméga-3 ou de l’excès de radicaux libres, il faut impérativement que les molécules permettant de lutter contre soient dans l’assiette. Ces molécules proviennent, au départ, toujours du sol. Un sol sain est en mesure de produire les antioxydants qui vont rentrer dans les végétaux puis dans les animaux et qui vont prévenir l’oxydation chez l’homme. En prévenant l’excès de radicaux libres, on prévient l’inflammation. Si les oméga-3 qui sont fabriqués par les plantes, sont soit directement consommés par l’homme, soit passent par l’animal, qui les allonge et les désature, il y aura aussi moins de molécules pro-inflammatoires. Le lien est très concret.

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Comment faire pour que ces données soient prises en compte ?

C’est ce que l’on essaye de faire avec Bleu-Blanc-Cœur  (NDLR : association qui rassemble des paysans et autresacteurs de la filièreagricole, des médecins, des diététiciens, des consommateurs et dont la démarche consiste à préserver l’environnement et bien nourrir les animaux afin de bien nourrir les humains). Avec beaucoup de difficultés mais on y arrive quand même. Une fois que l’on a posé l’hypothèse que la santé humaine commence dans les sols, il faut que cela devienne un objectif. Il faut rémunérer les producteurs et les éleveurs en fonction, non seulement de la quantité de matières grasses dans le lait, mais également sur la base de la qualité nutritionnelle du lait, de la quantité d’oméga-3. Nous avons donc développé des méthodes rapides d’analyse du lait, des œufs. Nous sommes en train de le mettre en place pour les végétaux. Cela est très compliqué parce qu’il faut trouver des distributeurs, des industriels qui acceptent de prendre part à tout cela.

De grandes laiteries avaient participé aux essais avec la Recherche & Développement, mais lorsque j’étais allé à la rencontre des patrons, ils m’avaient rétorqué qu’ils n’allaient pas changer leur mode de récupération du lait. Lactalis ramasse le lait dans différentes fermes avec un camion. Arrivé à l’usine, ce camion verse le lait dans un grand silo. Et tout cela est mélangé avec le lait de quinze autres camions. Les grandes laiteries n’avaient pas l’intention de faire des tournées segmentées et de verser le lait " de qualité " dans des silos spéciaux.

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Mais Bleu-blanc-Cœur a cependant réalisé des avancées concrètes !

Oui, Bleu-Blanc-Cœur est tout de même parvenue, aux termes de longues discussions, à signer des accords avec l’État engageant sur un surcoût sortie ferme de 5 % maximum. Et cela fonctionne. Si la vache est plus saine, qu’elle vit plus longtemps, qu’elle a moins de maladies, c’est aussi intéressant pour l’éleveur. Il faut arriver à convaincre les industriels sur l’importance de la façon de produire. Je ne le nie pas : ces presque trente ans passés dans Bleu-Blanc-Cœur n’ont pas été faciles. L’année dernière, j’ai passé la main à une nouvelle présidente. J’ai toutefois gardé un petit réseau qui s’appelle bio Bleu-Blanc-Cœur, dans lequel les producteurs font du bio et du Bleu-Blanc-Cœur, alliant meilleure nutrition avec moins de pesticides. Évidemment, cela coûte cher, mais il faut y aller progressivement.

Je me suis aperçu, à l’occasion d’une réunion récente à l’Inra, que la perception des Français quant à une bonne alimentation était essentiellement négative. Bien manger rime pour la plupart d’entre eux avec moins de sucre, moins de gras, moins de sel, moins de pesticides, moins d’OGM, etc. Ils n’évoquent jamais de " plus ". Cela pourrait être " plus " de densité nutritionnelle. Pour moi, il reste un grand combat de communication à mener. Je voudrais arriver à valoriser cela. Nous avons quelques alliés. Il y a des distributeurs comme Super U, dirigé par Dominique Schelcher, qui ont introduit du Bleu-Blanc-Cœur dans toutes leurs gammes de lait, d’œufs, etc.

Maintenant, il faut rendre le produit désirable par tous les mangeurs. C’est un sujet sur lequel nous travaillons.

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Comment bien choisir ses aliments ?

Les conseils habituels sur le sucre, le gras, les produits transformés restent évidemment complètement d’actualité. Pour moi, la base est de choisir ses aliments en lien avec leurs modes de production. J’en reviens à l’association Bleu-Blanc-Cœur. Elle compte 30   000 adhérents, des médecins, des diététiciens, des professionnels de santé, des artisans métiers de bouche, des paysans ainsi que 15 000 consommateurs. Il y a des acteurs économiques, des coopératives, des industriels et des distributeurs.

C’est une sorte de communauté du " bien manger " et du " bien produire ". Les deux sont indissociables. On ne peut pas bien manger si on produit mal. Et on ne peut pas bien produire si ces produits ne sont pas vendus à la sortie. Pour moi, je rêve sans doute un peu, l’idéal serait de décloisonner, que les gens se parlent. Choisir ses aliments c’est bien, mais participer au mouvement c’est mieux.

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Subissez-vous des pressions ?

Ce n’est jamais simple. Pour Bleu-Blanc-Cœur, la restauration collective constitue un secteur très important. Les grands donneurs d’ordre de l’association sont le Crous, l’armée, Super U, etc. Dans ce cadre-là, la loi Agriculture et Alimentation EGalim, ne nous a pas aidés du tout. Nous avons subi une guerre de lobbys qui ont cherché à sortir Bleu-Blanc-Cœur de la restauration collective. Je me suis notamment battu avec les dirigeants de l’époque du Label rouge. Nous en sommes finalement revenus mais cela a été extrêmement compliqué avec le ministère.

Depuis la guerre en Ukraine et l’inflation qui en découle, la grande distribution mise sur le " pas cher ". Elle garde un peu de produits issus de l’agriculture biologique pour faire bonne figure. Le reste, c’est du premier prix. Tout ce qui coûte, on le supprime. On en revient quelque part à ce que l’on combattait il y a une trentaine d’années. Pourquoi s’embêter à produire des œufs et des porcs de bonne qualité puisque de toute façon ce sera bien payé…

Où en sont les recherches ?

À l’université de Rennes, une étudiante vient de démarrer une thèse transdisciplinaire. Elle est encadrée par deux directeurs de thèse : l’un est chimiste, l’autre sociologue. Son travail consiste à caractériser les sols et à regarder de quelle manière ces sols impactent les tomates, les pommes, le blé, etc. Elle va faire des mesures sur les acides aminés, les capacités antioxydantes, etc. Mais pas uniquement. Nous ne sommes, en effet, pas certains que les consommateurs soient tous sensibles au fait que certaines tomates présentent 30 % de capacités antioxydantes de plus que d’autres.

Ce n’est pas forcément attrayant, dit ainsi. La thèse va donc aussi inclure de l’économie expérimentale. Les consommateurs participants sont payés pour faire des tests et pourront dépenser leur argent en fonction de ce qu’ils jugent pertinent. Les premiers résultats montrent qu’ils n’investissent pas un centime dans le développement durable. La durabilité est perçue comme très positive dans les panels de consommateurs. En revanche, bien que le bien-être animal et le revenu du producteur soient des paramètres qui leur paraissent importants, ils ne sont pas prêts à payer plus cher pour cela. À moins qu’il y ait des bénéfices au niveau individuel.

Quels sont les bénéfices recherchés par les consommateurs ?

Les consommateurs en retiennent deux : le goût et la santé. C’est finalement toute l’histoire de l’agriculture biologique. Les consommateurs ont toujours acheté du bio parce que c’était bon pour leur santé, pas forcément à cause de l’aspect environnemental. Si cela est justifié par un bénéfice collectif, c’est bien, mais il faut d’abord que ce soit bon pour le consommateur lui-même pour qu’il achète.

Tout cela pour dire que lorsque le lien entre la qualité du sol et la santé des humains sera vraiment intégré, les industriels seront bien obligés de répondre à la demande des mangeurs.

Une seule santé, Enquête sur les sols où nos maladies prennent racine, de Pierre Weill, éd. Actes Sud, 272 p., 22 €.

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