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"La lumière artificielle met hors jeu des instincts vieux de 200 millions d’années" -Johan Eklöf

La pollution lumineuse est un enjeu majeur de notre siècle. Pour la première fois au niveau planétaire, le cycle immémorial jour/nuit est bouleversé et fragilise notre écosystème global. Avec un regard poétique sur le monde, le scientifique suédois Johan Eklöf nous invite dans son ouvrage* à mieux ressentir l’obscurité, pour mieux la préserver. Il propose d’oser la nuit.

Élise Kuntzelmann

Quels sont vos champs d’investigation ?

Si j’étudie principalement les chauves-souris, lorsque je réalise des inventaires en milieu naturel, mon approche est plus globale et je m’intéresse à l’écosystème en général. Si une entreprise a, par exemple, pour projet de construire une nouvelle zone d’habitation, je cherche à évaluer l’impact d’une lumière vive sur la faune et la flore.

Qu’est-ce qui vous a poussé à démarrer la rédaction de cet ouvrage sur la nuit ?

J’étais impliqué dans un projet d’inventaire de chauves-souris dans le sud de la Suède ; une région qui compte de nombreux châteaux. Or les châteaux sont des lieux d’habitats privilégiés pour les chauves-souris. J’ai réalisé qu’ils étaient tous plongés dans l’obscurité. En comparant aux églises alentour, autres lieux de vie pour ces animaux, je me suis aperçu de l’impact négatif de la lumière puisque la moitié des colonies avait disparu de ces églises artificiellement éclairées la nuit. J’ai commencé à réfléchir aux conséquences éventuelles sur les autres espèces animales. C’est à ce moment-là que l’idée du livre m’est venue. Au lieu de choisir un angle d’écriture axé sur la lumière et ses aspects néfastes, j’ai préféré me pencher sur les avantages de l’obscurité. Depuis la naissance de la Terre, la nuit a succédé au jour. Chaque cellule de chaque organisme vivant est programmée pour fonctionner en harmonie avec ce rythme. La lumière naturelle calibre l’horloge interne, elle commande aux hormones et aux autres processus biologiques. Jusqu’à l’invention de l’ampoule électrique, il y a environ cent cinquante ans, ces processus se déroulaient, point final.

Qu’appelle-t-on pollution lumineuse ?

Ce terme désigne toute lumière superflue ayant un fort impact sur nos vies et nos écosystèmes. Il a été forgé au départ par les astronomes. Cette notion était encore quasiment inconnue au début des années 2000 et demeure relativement peu connue, mais c’est un domaine de recherche en plein essor. Dans un avenir proche, l’éclairage sera sans doute aussi strictement réglementé que le bruit, d’autant plus que les ampoules LED nous permettent de programmer la lumière artificielle, de l’atténuer et de l’adapter aux conditions naturelles. À condition de le vouloir, bien sûr. Avec ce livre, je souhaite mettre en évidence l’importance de l’obscurité pour tous les êtres vivants.

Quels sont les principaux impacts de cette pollution ?

La moitié du monde vivant a besoin de l’obscurité pour vivre, et avec la multiplication des activités humaines nous sommes en train de leur enlever cela. Les insectes sont particulièrement touchés. En observant les lumières le soir, il est aisé de constater à quel point ils sont attirés par la lumière et, dans une perspective plus large, les insectes quittent les campagnes en faveur des villes. Toute cette luminosité transforme totalement les écosystèmes. Certaines études révèlent que la pollinisation des fleurs est réduite de moitié dans les zones à forte densité lumineuse. En réalité, l’ensemble des espèces est affecté d’une manière ou d’une autre par la lumière, qu’il s’agisse des comportements d’accouplement, des comportements migratoires ou de la recherche de nourriture. Quelques espèces opportunistes profitent de la pollution lumineuse en trouvant plus aisément leurs proies, mais ces effets positifs restent rares. Si la lumière artificielle est l’une des inventions les plus fantastiques de l’humanité, elle est une aussi menace pour la vie puisqu’elle est capable de mettre hors jeu, en une seconde, des instincts vieux de 200 millions d’années.

De quelle façon la pollution lumineuse nous perturbe-t-elle, nous, humains ?

La perte de cette expérience de la nuit peut sembler un regret accessoire, réservé à quelques nostalgiques, mais la recherche indique que nous, êtres humains de l’anthropocène, subissons de plein fouet l’excès de lumière artificielle. Elle dérange notre horloge biologique, entraînant à sa suite stress, insomnie, dépression, surpoids, cancers. Pour une bonne nuit de sommeil, il faut que notre hormone du sommeil, la mélatonine, fonctionne correctement. Lorsqu’un certain taux de mélatonine est atteint, notre température corporelle s’abaisse, la sensation de faim est réduite et nous parvenons au repos. En situation de trop-plein de lumière, sa sécrétion n’est pas déclenchée. De la même façon, le système immunitaire se régénère durant la nuit. Si cette dernière arrive plus tard ou que le sommeil est affecté, de nombreuses hormones jouant un rôle dans le système immunitaire sont affectées à leur tour. Ce sont des réactions en chaîne très complexes. Des recherches scientifiques indiquent que certains types d’hormones induisent des cancers, et que la fréquence est plus importante dans les zones fortement illuminées. Cela a donc quelque chose à voir avec la mélatonine qui, en retour, affecte d’autres hormones. L’impact le plus significatif connu à ce jour se rapporte au cancer du sein. Ce lien a d’abord été mis en lumière dans le cas du travail continu qui implique de travailler la nuit et en horaires décalés. L’OMS est allée jusqu’à classer ce type d’activité comme un risque réel, au même titre que le tabagisme par exemple.

Pouvez-vous préciser les mécanismes délétères du travail de nuit ?

Les liens de cause à effet entre travail de nuit et cancers n’ont rien d’évident, mais tiennent en partie à l’éclairage nocturne. Il est connu que la mélatonine et ses effets sur d’autres hormones contribue à inhiber les tumeurs. Si l’horloge biologique est dérangée au point que la vague de mélatonine nocturne ne se produit pas, ses effets positifs diminuent et les tumeurs cancéreuses ont plus de chance de se développer. En Israël, des chercheurs ont découvert un lien entre le nombre de maladies et la quantité de lumière bleue à ondes courtes la nuit. Dans les parties du pays les plus soumises à la pollution lumineuse, les cancers hormonodépendants, comme le cancer du sein, sont plus nombreux, ce qui n’est pas le cas par exemple pour les cancers du poumon. Nous ne savons pas tout sur la manière dont la lumière nous influence, ni dans quelle mesure un sommeil perturbé favorise certaines maladies, mais il est établi que les travailleurs de nuit sont plus exposés que les autres.

Comment nous réconcilier avec l’obscurité ?

C’est évidemment un peu compliqué puisque nous sommes des créatures diurnes et craignons l’obscurité. J’observe les chauves-souris la nuit dans leur milieu naturel depuis des années et me suis habitué au monde de la nuit. Cela m’est devenu naturel. La moitié du monde se réveille lorsque nous nous couchons. En prenant juste le temps de faire l’expérience du crépuscule, d’observer ce qu’il se passe dans la nature, il est possible de commencer à réellement en profiter. L’obscurité est bénéfique. Si vous avez la chance d’avoir un jardin, profitez-en pour éteindre la lumière lorsque vous êtes sur place et essayer de savourer l’environnement et les plantes qui y fleurissent le soir.

L’obscurité est uniquement perçue comme une absence de lumière. Touche-t-on le cœur du problème ?

Oui en effet. L’obscurité possède pourtant une valeur propre et n’est pas seulement le manque de lumière. Si vous vous trouvez à l’extérieur dans un endroit où il fait vraiment noir, il ne fait en réalité pas si noir que cela grâce aux nombreuses étoiles. En ville, on n’aperçoit que 0,5 % des étoiles. Les ténèbres sont en fait éclairées et il peut faire plus sombre dans un coin sombre d’une ville que dans certains endroits dans la campagne. L’obscurité est souvent liée à l’insécurité. Diverses études témoignent du fait que la lumière et l’éclairage ne réduisent pas la criminalité, mais simplement le sentiment d’insécurité. Avec la crise énergétique actuelle, il serait peut-être bon d’éteindre la lumière et d’apprécier !

*Osons la nuit, manifeste contre la pollution visuelle, éd. Tana, 272 p., 19,90 €.

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