La rédaction
Solenne Le Hen : Je pense que le véritable déclencheur de la rédaction de ce livre a été la quantité de mails envoyés par des attachés de presse que nous recevons tous les jours. Des mails vantant et vendant des produits comme du CBD contre l’endométriose, des vêtements spéciaux, des oreillers rafraîchissants ou des éventails très chers contre les bouffées de chaleur liées à la ménopause, etc.
La liste serait trop longue. Avec Marie-Morgane, nous échangions et ironisions régulièrement à propos de ces mails. Jusqu’au jour où nous nous sommes dit que le sujet du marché de la santé des femmes méritait d’être approfondi. En creusant un petit peu, nous nous sommes aperçues que le marché du bien-être, dont la santé des femmes est l’un des piliers, représentait 5 000 milliards de dollars par an…
S. L. H. : La santé des femmes a été longtemps négligée, d’où le titre de notre livre… La médecine a été faite par des hommes et pour des hommes. Aujourd’hui, la recherche sur les femmes commence enfin à prendre un peu d’ampleur. Cela frétille un peu au niveau de la prise en compte de l’endométriose par exemple, même si l’on est encore loin d’avoir trouvé un médicament qui guérit. De nombreuses femmes qui en souffrent sont encore pleines d’interrogations sur le sujet. Ce retard qu’a pris la recherche sur la santé des femmes a laissé un grand vide dans lequel s’est engouffré tout un marché, un business dont elles sont la cible.
Marie-Morgane Le Moël : Nous avons essayé de mêler théorie et pratique. Nous avons donc parlé à des patientes, à des médecins, des professeurs, des chercheurs, des entrepreneurs. Nous nous sommes rendues dans des salons et des centres du bien-être à destination des femmes, à des ateliers sur le féminin sacré, à des cérémonies de la lune…
S. L. H. : Oui. Nous avons voulu tester tout ce qui nous était proposé, du plus sérieux au moins sérieux.
S. L. H. : Effectivement. Nous ne le saurons sans doute jamais, mais une demi-dose aurait peut-être suffi. Pour cela, il aurait fallu mener des études cliniques séparant les données des hommes et des femmes. En effet, il est aujourd’hui établi – nous ne le savions pas pendant très longtemps – que le corps des femmes réagit différemment aux médicaments que celui des hommes.
Pendant une longue période, médicaments et vaccins ont été uniquement évalués sur les hommes, avec l’idée qu’après tout, le corps des femmes, c’est la même chose, mais en plus petit. Sauf que cela ne fonctionne pas comme cela. Les femmes assimilent plus vite les médicaments, et mettent plus de temps à les éliminer, ce qui fait que cela réagit plus longtemps et plus fort dans leur corps. C’est la raison pour laquelle une demi-dose est suffisante pour de nombreux médicaments. Nous ne saurons donc jamais si une demi-dose de vaccin aurait suffi pour le Covid, notamment au moment où nous en manquions le plus. Peut-être aurions-nous sauvé des vies si nous avions économisé des vaccins de cette manière.
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S. L. H. : Il faut remonter un peu dans l’histoire. Au départ, l’idée était aussi de protéger les femmes : dans les années 1950-1960, il y a eu des scandales sanitaires liés à des femmes qui prenaient des médicaments et qui ont donné naissance à des enfants malformés. Suite à cela, les candidats médicaments n’ont plus été testés sur des femmes. Le principe de précaution les a totalement exclues des phases de test. Cela partait d’une bonne intention, mais le résultat est qu’aujourd’hui les médicaments que vous trouvez dans votre armoire à pharmacie ont été testés à ce moment-là, sans tenir compte des spécificités du corps des femmes.
S. L. H. : Oui ce sont deux médicaments qui ont donné lieu à des malformations d’enfants. Je pense aussi au cas du somnifère Stilnox. Au départ, la dose prescrite aux femmes était trop importante. Il s’agissait de la dose standard établie sur des hommes. Le lendemain de la prise de ce médicament, de nombreuses femmes somnolaient encore et cela a engendré des accidents de voiture. C’est de cette façon que les autorités américaines ont fini par décider que les femmes auraient une dose plus petite. Ceci est un exemple parmi beaucoup d’autres.
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S. L. H. : Oui, dans l’ouvrage, nous citons l’exemple de chercheurs américains qui ont souhaité étudier les effets de l’alcool sur l’Addyi, premier médicament commercialisé contre le manque de désir sexuel féminin. La molécule a été testée en phase I sur… deux femmes et 23 hommes. Régulièrement, dans ce genre de cas, les promoteurs des études se justifient en expliquant qu’inclure des hommes est plus aisé, car leurs systèmes hormonaux sont plus simples à étudier. On en arrive à des situations un peu absurdes.
Prenons le cas des femmes qui – c’est enfin le cas – sont incluses dans des tests cliniques. Il ne faut pas qu’elles tombent enceintes pendant la durée du test. Une interlocutrice nous racontait que, durant le Covid, son travail consistait à observer des situations dans lesquelles des femmes intubées, inconscientes, en réanimation pendant le Covid ont été incluses dans des essais cliniques à la condition que toutes les semaines on leur fasse passer un test de grossesse. Ceci alors qu’elles étaient inconscientes. Il en va de même pour les femmes ménopausées à qui l’on fait passer des tests de grossesse pour pouvoir tester des médicaments. A priori, il y a peu de chances qu’elles tombent enceintes.
M.-M. L. M. : Il y a aussi l’exemple du vaccin contre l’herpès. Un médicament pour lequel une demande existe mais, comme il n’est efficace que sur les femmes, il n’a pas été commercialisé. Cela montre que l’idée qui a primé pendant longtemps était que si c’était pour les femmes, c’était moins important. Et puis, c’est aussi plus simple de faire des recherches sur les hommes que sur les femmes. Il ne faut pas négliger cet aspect. En laboratoire, il est aussi plus aisé de travailler sur des rats mâles que sur des rats femelles. Ce déséquilibre se retrouve un petit peu à tous les niveaux.
S. L. H. : Nous avons interviewé une représentante des industries du médicament qui nous expliquait que l’on ne rattraperait pas, sur les femmes, les essais cliniques des années 1950-1960. Depuis ces années-là, les choses se sont améliorées, les doses ont été adaptées. Les femmes prennent davantage part aux essais cliniques. Le tout n’est pas simplement de les inclure plus, il faut aussi regarder spécifiquement les résultats de ces essais cliniques chez les femmes. Les nouveaux médicaments en cours de développement devraient mieux tenir compte des spécificités de chaque corps.
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S. L. H. : Oui, c’est à cette période que des médecins et des lobbyistes ont fini par dire que cela n’avait pas de sens d’oublier la moitié de l’humanité dans les essais cliniques. La Food and Drug Administration, sous cette pression, a fini par autoriser la réintégration des femmes dans les phases II et III. Les phases préliminaires évaluant la toxicité ne les intègrent pas encore. Mais cela commence à changer.

M.-M. L. M. : La nature a horreur du vide. Comme il existe un grand vide sur la question des maladies féminines, certains entrepreneurs ont flairé le filon. Je n’affirme pas que tous les entrepreneurs sont malhonnêtes ou ont des propositions ridicules. Mais il y a quand même des charlatans qui tirent profit de la situation. Je comprends également que les femmes souffrant d’endométriose, dont la seule solution est de prendre des antalgiques jusqu’à la ménopause, puissent être tentées de chercher autre chose.
Intéressons-nous à un rapport2 présenté lors du Forum économique mondial, en janvier 2024. Les start-up ayant levé le plus de fonds ces dernières années dans la santé consacrent notamment leur activité de recherche à la santé masculine érectile. De 2019 à 2023, onze start-up dédiées à la santé des hommes et à la dysfonction érectile ont levé 1,24 milliard de dollars. Dans la même période, huit start-up œuvrant dans le domaine de l’endométriose ont reçu 44 millions de dollars. Le fossé est immense. Faute d’investissements massifs, il ne faut donc pas s’étonner d’attendre encore le médicament qui viendra révolutionner la prise en charge de l’endométriose.
S. L. H. : On prend toujours cet exemple de l’endométriose, mais il y a trois maladies proprement féminines, très invalidantes, qui sont l’endométriose, le syndrome des ovaires polykystiques et le fibrome. Cela représente quatre millions de patientes en France à qui l’on ne propose pas de solutions. On ne peut pas reprocher à ces femmes de vouloir y croire et parfois de s’engouffrer dans des choses très limites qui n’ont pas été prouvées scientifiquement.
S’ajoute à cela une quantité d’applications sur smartphone ciblant les femmes, leurs règles, leur sexualité, etc. La plupart ne sont pas fiables. J’en ai testé cinq. J’ai rempli consciencieusement, tous les jours, ce que l’on me demandait : des choses intimes à propos de mes pratiques sexuelles, de ma température corporelle pour suivre le cycle hormonal. Résultat des courses : les applications vous préviennent de la date de vos règles et cela ne tombe pas juste. Et vous avez consenti à laisser vos données sans même vérifier les conditions d’utilisation. Sauf que ces dernières indiquent que toutes les données très intimes que vous avez renseignées partent chez les Gafam3.
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M.-M. L. M. : Nous en avons beaucoup parlé. Nous aimerions faire passer le fait que c’est une affaire qui touche tout le monde. On ne peut pas laisser les questions de santé des femmes à des acteurs privés. Il faut de la recherche fondamentale, et pour cela il faut de l’argent. Les mentalités doivent changer y compris dans les écoles de médecine. Et surtout, les femmes ne doivent pas hésiter à se faire entendre.
S. L. H. : Il ne s’agit pas uniquement d’affaires privées. La santé des femmes et la santé en général sont des questions qui vont dépendre du niveau d’investissement des pouvoirs publics. Lorsque tout le monde investit et se lance, on arrive à faire des choses. Ç’a été le cas notamment pour le Covid. On peut imaginer que si 10 % de l’effort consacré au Covid était dédié aux grandes maladies qui touchent les femmes, on arriverait à quelque chose.
S. L. H. : Oui, le président Macron avait annoncé le lancement d’un grand plan infertilité en 2022, avec 30 millions d’euros dédiés à la recherche sur cette maladie. C’est une somme importante mais, si vous faites la comparaison, il avait également annoncé, dans le même temps, un plan sur la santé numérique de 650 millions d’euros, soit vingt fois plus. Je trouve que l’argent n’est pas suffisamment mis sur la table par les pouvoirs publics pour démarrer la recherche. Cela prend du temps pour trouver un médicament, puis dix ans pour le développer.
Quant aux laboratoires, tant que cela ne leur semble pas rentable, ils ne se lancent pas. On parle tout de même d’une femme sur dix à souffrir d’endométriose en France. Comme nous le disait un interlocuteur que nous avons interviewé, nous sommes à un stade où la santé des femmes commence à être prise en compte mais cela frémit doucement.
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Les négligées, de Solenne Le Hen et Marie-Morgane Le Moël,éd. Harper Collins, 208 p., 19 €.