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"J’attends que le procès de Servier envoie un signal fort aux industriels de santé"

La pneumologue Irène Frachon, qui mit en garde dès 2007 sur les dangers du Mediator, reconstruit dans une bande dessinée1 le puzzle qui a fait de ce médicament le plus grand scandale sanitaire français. Ce produit qui a entraîné des milliers de morts, dont 70 % de femmes, fait l’objet d’un procès en appel qui a démarré le 9 janvier. L’espoir d’un verdict fort semble avoir quitté la lanceuse d’alerte…

Élise Kuntzelmann

Pouvez-vous retracer les grandes lignes de l’affaire ?

Tout commence au début des années 1960, avec la commercialisation par le laboratoire Servier d’un dérivé d’amphétamines : la norfenfluramine. Comme Servier ne peut pas la vendre en raison de sa toxicité et de sa mauvaise tolérance au niveau digestif, il met au point des molécules qui libèrent cette norfenfluramine dans l’organisme et qui affichent une meilleure tolérance. Il lance en 1963, un produit coupe-faim : le Pondéral. En 1976, il lance le Mediator. Commercialisant déjà un coupe-faim, il a l’idée de présenter le Mediator comme un antidiabétique, ce qui lui permet d’être remboursé par la sécurité sociale. La fraude commence là, par la décision de Servier de cacher l’effet coupe-faim. Des documents trouvés lors de perquisitions chez Servier attestent de la tenue d’une réunion marketing en 1969, où il a été décidé de bannir le terme « anorexiant ».

Et c’est là que l’Isoméride entre en scène ?

Oui. En 1985, Servier commercialise sa troisième molécule qui délivre de la norfenfluramine : l’Isoméride. Cette fois en tant que coupe-faim, et boosté par un effet marketing très important. Dès les années 1980, on s’interroge quant à la toxicité des fenfluramine. En 1997, après un long combat de Servier contre ces alertes de pharmacovigilances, le Pondéral et l’Isoméride sont interdits à l’échelon mondial. Ils provoquent en effet des atteintes cardiaques et pulmonaires très graves : des valvulopathies et des hypertensions artérielles pulmonaires (HTAP). Les faits sont actés. À ce moment-là se produit l’impensable. Au lieu de reconnaître immédiatement que le Mediator pose évidemment le même problème puisqu’il se transforme en norfenfluramine dans l’organisme, Servier décide de renforcer la tromperie. Il verrouille tout afin d’empêcher que le Mediator soit reconnu comme fenfluramine. En parallèle, il donne des ordres de dissimulation et intimide des médecins alertés et des victimes.

À partir de 1997, alors qu’il essuie de lourdes condamnations au civil au Canada, et que Wyeth, l’entreprise états-unienne [qui a aussi commercialisé le fenfluramine, NDLR] débourse des milliards d’euros d’indemnisation, il passe entre les gouttes en France. Il s’y sent tout permis parce qu’il y tient tout le monde par le bout du nez. Il entretient même d’étroites relations avec les services secrets français dans les pays de l’Est, derrière le rideau de fer ! Il écrase tous les signaux de pharmacovigilance pour le Mediator jusqu’en 2007.

En effet, ayant été témoin choqué de la catastrophe de l’Isoméride, je vais cette année-là réussir à déjouer la tromperie sur le Mediator. Servier m’explique qu’il n’y a aucun lien entre Isoméride et Mediator. Mais je me méfie. Je cherche d’autres sources d’information et je finis par reconstituer le puzzle. Et là, on s’aperçoit que Servier a commis l’impensable : la récidive d’un crime à partir de la même molécule, après le drame de l’Isoméride.


Il a pourtant encore fallu des années pour que le Mediator soit retiré du marché…

Oui, cela a été très compliqué. C’est moi qui suis devenue la cible de l’agence du médicament ! L’explication repose tout simplement sur le fait que le Mediator a été protégé au niveau de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, ex-Afssaps) par un jeu de dupes. Ce jeu a impliqué le Pr Jean-Michel Alexandre, le monsieur médicament de l’agence, ainsi que de nombreux experts, consultants pour Servier. Tout ceci a abouti au retrait du Mediator en 2009 et, malgré toutes les embûches, à la dénonciation pour moi de ce scandale en 2010 puis enfin, à la reconnaissance de centaines de morts en 2010. Une enquête pénale s’est ouverte, des perquisitions ont eu lieu. Un premier procès s’est tenu et a reconnu la tromperie aggravée, les blessures et homicides involontaires qui en découlent. Servier a été condamné en mars 2021 par le tribunal correctionnel de Paris à une amende de 2,718 millions d’euros. Les peines sont finalement assez légères et les relaxes trop nombreuses. La justice a reconnu l’obtention indue d’autorisation de mise sur le marché (AMM) mais l’a estimée prescrite. Servier a été relaxé de l’escroquerie, ce que j’avoue ne jamais avoir très bien compris. L’ANSM a, quant à elle, été condamnée à 303  000 euros d’amende pour avoir tardé à suspendre la commercialisation du Mediator malgré sa toxicité. Elle n’a pas fait appel de ce verdict.

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Quel est le but du procès qui vient de démarrer ?

Il ne reste plus que Servier, qui fait appel de tout ce dont il est accusé. Le parquet de Paris a fait appel de la relaxe partielle de Servier des délits « d’escroquerie et d’obtention indue d’AMM ». Servier ne reconnaîtra jamais avoir vendu du poison. Les cas rapportés de valvulopathie ou d’HTAP ne sont pour lui, au pire, que des « erreurs d’appréciation à un certain moment ». Avant le retrait du Mediator, Servier parlait de « rumeurs » ! Il peut arriver que, dans des affaires criminelles, il n’y ait pas d’aveux. La justice existe précisément pour mettre en lumière des preuves de dissimulation et condamner. Le premier jugement les a bien révélées, mais les juges n’en ont pas tiré les conséquences.

Qu’espérez-vous de ce procès ?

Je suis dubitative quant à son issue. J’en espère malgré tout trois choses. La première concerne les victimes, conscientes du fait qu’elles n’auraient pas dû être exposées à ce médicament. Elles éprouvent un puissant sentiment d’injustice. Le laboratoire n’ignorait pas les risques. C’est insupportable d’imaginer que Servier s’en tire avec si peu. Nous ne parlons pas d’une erreur, mais d’une dissimulation délibérée, d’une mise en danger. La deuxième chose que j’attends est l’envoi d’un signal fort aux industriels de santé : lorsqu’ils franchissent la ligne rouge, la transgression absolue, c’est direction prison. Or le signal envoyé par le premier jugement est faible : quatre ans avec sursis, autrement dit « ne recommencez pas sinon vous irez en prison ». Je crois rêver au vu des milliers de morts. Le troisième signal va vers l’opinion publique qui ne sait plus à qui faire confiance. Les autorités sanitaires, scientifiques et médicales continuent à faire du business avec Servier. Le gouvernement lui accorde des subventions. Servier sponsorise toujours des congrès, y compris de cardiologie. Traiter avec des bandits qui vendent du poison ne semble pas poser problème. Et cela entretient un complotisme délétère, profond. Dans ce contexte, je comprends mieux cette défiance généralisée, y compris vis-à-vis des vaccins.

Vous parlez plus globalement de délinquance en col blanc…

La justice paraît incapable de punir et de nous protéger. On pourrait croire que plus il y a de morts, moins le système judiciaire fonctionne. La justice est là pour punir le cambrioleur, le violeur, le criminel, mais ces crimes sériels lui posent en réalité un énorme problème. Juges et magistrats le reconnaissent d’ailleurs volontiers en off.

Vous avez été appelée à la barre le 14 février devant la cour d’appel de Paris. Sur quoi avez-vous insisté ?

J’ai réexpliqué le fil de mon enquête et comment j’ai échappé à la tromperie de Servier, du fait de ma méfiance dès que l’on évoquait les fenfluramines, famille de l’Isoméride, synonymes pour moi de danger mortel. J’ai insisté devant la cour sur l’importance de sa décision, qui doit être un tournant dans l’histoire de la santé publique, avec trois enjeux : une justice proportionnée à la gravité des délits commis, un avertissement sévère donné aux industriels du médicament s’ils commettent des transgressions de cette gravité et une confiance à restaurer pour les usagers de santé que nous sommes tous.

J’ajoute que je suis extrêmement choquée de la façon dont Servier et sa défense se comportent vis-à-vis des victimes. Ils sont violents, menteurs, escrocs et je trouve cela intolérable. J’ai d’ailleurs porté plainte devant le conseil de l’ordre des avocats pour des falsifications d’articles scientifiques opérées par des cabinets d’avocats de Servier.

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Pourquoi publier une BD des années après votre ouvrage Mediator, combien de morts ?2

Beaucoup de choses se sont passées depuis que j’ai publié le premier livre. La bande dessinée que j’ai coécrite avec le journaliste Éric Giacometti est beaucoup plus complète. Je veux que les concitoyens, les médecins, les étudiants, tout le monde sache précisément ce qu’il s’est passé. Le récit graphique est un instrument de communication accessible, très puissant. Il retrace cette histoire à la fois simple sur le plan scientifique et effarante au plan criminel. La personnalité de Servier et de sa firme y sont exposées.

Pourquoi avoir déclaré dans Mediapart que le véritable patron de l’ANSM était Jacques Servier ?

Comme vous pouvez le voir dans la bande dessinée, on apprend lors du procès que s’est tenue, en 1993, une réunion entre Jean-Michel Alexandre, directeur de l’évaluation des médicaments à l’ANSM, et Jacques Servier. Elle a débouché sur le fait que l’agence serait un instrument au service de l’industrie pharmaceutique française. Les deux protagonistes se sont, lors de cette entrevue, mis d’accord sur les noms des responsables des différentes commissions de l’ANSM.

Qu’est-ce qui est le plus scandaleux dans toute cette histoire ?

La criminalité de Jacques Servier. Servier était fou, paranoïaque. Il a empoisonné toute la médecine française par sa corruption et son influence. Et il a empoisonné les concitoyens. C’est une histoire démentielle qui a engendré des milliers de décès. Si l’on ajoute l’Isoméride, à l’échelon mondial, cela se compte en dizaines de milliers de morts. Servier est le plus grand serial killer de l’histoire de l’industrie pharmaceutique française. Il a gagné de l’ordre du milliard d’euros avec le Mediator. Son unique préoccupation était son éventuel déremboursement. Il est effarant de constater à quel point la médecine française et l’État français sont corruptibles. Même révélée, cette corruption reste la norme.

Servier est selon vous un système organisé depuis le départ, qui concerne d’autres médicaments produits par ses laboratoires. Pouvez-vous expliquer ?

Le mensonge est dans l’ADN de Servier. Un peu comme dans le cas de Poutine, les grands paranoïaques mentent avec un naturel confondant parce qu’ils sont, je pense, psychiquement câblés pour mentir. Servier se vantait perpétuellement d’être docteur en médecine et en pharmacie. J’ai cherché sur des sites d’universités américaines recensant toutes les thèses passées dans le monde entier par année, par ordre alphabétique, par ville, etc. J’y ai bien retrouvé sa thèse de pharmacie mais jamais celle de médecine. Dans une vidéo de l’INA, on le voit, lors d’un débat, confronté à Henri Pradal, un médecin qui avait, par le passé, travaillé pour lui et avait par la suite édité un dictionnaire critique des médicaments. Henri Pradal lui dit, en citant l’exemple du Fludex, un traitement de Servier contre l’hypertension : « Monsieur Servier, vous prétendez que ce n’est pas un diurétique, mais vous mentez, c’est un diurétique. » Servier se fâche tout rouge en niant. Or, depuis quinze ans maintenant, les laboratoires Servier reconnaissent dans le Vidal qu’il s’agit d’un diurétique. À noter que ce produit provoquait des hypokaliémies très graves, qui ont très probablement engendré des décès car les médecins n’étaient pas avertis. Ceci concerne de nombreux autres médicaments. Lorsque j’étais jeune pneumologue, on nous vantait les mérites du Vectarion contre les insuffisances respiratoires. Ce médicament entraînait de très graves neuropathies des membres inférieurs. Il a fini par être retiré pour cette raison, mais Servier a aussi menti effrontément sur ce sujet.

L’ANSM a récemment envoyé un courrier au laboratoire Servier au sujet de publicités mensongères autour du Vastarel. Il est aujourd’hui déremboursé en France parce que plus dangereux qu’utile, mais Servier a profité d’un congrès en Espagne pour mettre en avant les soi-disant qualités de ce produit… Le mensonge est un mode opératoire structurel qui a encore cours chez Servier.

Pour Servier, rien n’a, visiblement, réellement changé…

Absolument rien. La preuve, un grand nombre de leurs produits ont été déremboursés. J’en fais le listing à la fin de la BD. Dans le même temps, ils n’ont pas mis grand-chose sur le marché. Ils reconnaissent qu’actuellement leur principale source de revenus repose sur la vente du Daflon en Russie… Quelque chose m’échappe sur le fonctionnement financier de cette firme.

Qu’en est-il des subventions publiques qui devaient être allouées au laboratoire Servier en 2022 ?

Elles n’ont heureusement pas été attribuées. Le gouvernement maintient qu’il aurait eu raison de le faire mais comprend l’émotion des victimes. L’État met cela sur un plan émotionnel, alors que je pense que l’utilité sociale de Servier est nulle. Servier demande des subventions mais savez-vous qu’il a attaqué l’État afin de se faire rembourser 30 % des indemnisations versées aux victimes du Mediator3 et qu’il va probablement avoir gain de cause ? 30 % de 200 millions d’euros, ce n’est pas rien.

Que faire pour que ne se produise pas un Mediator bis ?

Je ne sais plus. La révolution ? Je suis désabusée. Comme dirait Charles Peguy, la difficulté n’est pas de dire ce que l’on voit mais de « voir ce que l’on voit ». Et c’est le but de la BD, dont mes droits d’autrice vont à l’association Mieux Prescrire, de voir des criminels à l’œuvre, des tueurs. Dans ce cadre, j’ai lancé une pétition4 pour retirer à Jacques Servier sa Légion d’honneur. C’est déjà un premier pas pour agir… Symboliquement au moins.

Que vous évoque la nomination de Madeleine Dubois, lobbyiste de Servier, comme officier de la Légion d’honneur ?

« L’affaire » de cette décoration est minable à plus d’un titre. Au-delà de l’indécence de cette distinction remise à une lobbyiste qui a œuvré de son influence pour empêcher le retrait du Mediator, au moins dès 2007, elle montre que le filtrage opéré par l’institution de la Légion d’honneur est totalement défaillant. Une simple recherche sur Google eut suffi pour comprendre que cela ne collait pas ! Et que dire de l’origine de cette nomination, qui est le sous-ministre Jean-Noël Barrot, dont Madeleine Dubois est la « marraine » en politique. Tout est minable ici. L’indignité de la décoration, soufflet pour les victimes du Mediator, la défaillance dans l’instruction de cette demande, et le copinage politique entre amis qui se dessine derrière… Beurk !

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