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Les politiques postulent que les populations sont irrationnelles

Les sciences sociales ont leur mot à dire sur la crise que nous vivons depuis un an. Frédéric Vagneron, historien spécialisé dans l’histoire de la médecine et de la santé depuis le XIXe siècle, nous met en garde contre l’illusion de la toute-puissance de l’humain qui néglige les effets dévastateurs de ses modes de vie sur la santé humaine, animale, mais aussi environnementale.

Nathalie Rigoulet

Alternative Santé. Vous êtes ­historien. Pourquoi avoir choisi d’étudier l’histoire de la santé et de la grippe espagnole ?

Frédéric Vagneron. J’ai choisi de m’orienter vers l’histoire de la grippe espagnole, car j’en ­entendais parler dans le cadre de l’histoire de la Grande Guerre, sans être convaincu par la manière dont cette épidémie était présentée. En commençant à lire la littérature sur la grippe de 1918, j’ai constaté des écarts de chiffres très étonnants sur la mortalité globale attribuée à la pandémie. En travaillant sur les archives concernant la grippe, c’est l’ensemble de l’histoire des maladies infectieuses qu’il m’a fallu explorer pour proposer une approche d’histoire sociale des savoirs permettant de comprendre comment une maladie, apparemment bénigne, se transforme continûment en fonction des contextes qu’elle traverse.

 

A. S. Peut-on faire des parallèles entre les pandémies passées et le Covid-19 ?

F. V. Il faut reconnaître le caractère exceptionnel et unique de chaque pandémie : chaque maladie, et chaque époque ont des caractéristiques singulières. Depuis la fin décembre 2019, on s’est retrouvé face à une maladie que l’on ne connaissait pas. Les pandémies de grippe, par exemple, sont connues et étudiées depuis au moins le Moyen Âge. Des médecins ont rédigé des descriptions de la ­maladie, de sa propagation, de sa diffusion. Il y a eu une ­accumulation de savoirs, pas tous convergents d’ailleurs, et une mémoire historique véhiculée par les livres. Quand en 1889-1890 la pandémie de grippe dite « russe » explose, les médecins vont pouvoir faire référence à des écrits, et à leur mémoire propre pour les plus anciens. Tout cela ne se passe pas avec le nouveau coronavirus qui apparaît dans la population humaine. Le virus Sars-CoV-2, à l’origine de la maladie nommée Covid-19 par l’OMS, est une maladie nouvelle causée par un virus inconnu auparavant : depuis plus d’un an, chaque spécialiste de discipline différente construit le tableau de cette maladie. Les spécialistes vont ensemble proposer des observations qui sont acceptées, réfutées, refusées. Construire l’épidémiologie, la ­clinique de cette maladie en direct est inédit, qui plus est avec cette instantanéité mondiale. La référence la plus pertinente en la matière est le sida. Le virus VIH n’est découvert qu’en 1983 alors que les premiers cas sont décrits en juillet 1981, en Californie. On est au cœur de ce que sont les sciences sociales de la médecine et de la santé et en particulier de l’histoire. L’expérience de la maladie vécue par les patients fait partie de ­l’histoire de la maladie, autant que les débats scientifiques. On le voit bien avec le Covid. Certains vivent très brutalement la maladie, d’autres ont des symptômes très diffus, voire même sont asymptomatiques. On a beaucoup parlé de la convalescence très longue ou des symptômes ­persistants. Toutes ces expériences sont uniques. Il faut être très ­vigilant sur les comparaisons et les généralisations hâtives, alors que nous sommes encore en cours de pandémie.

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A. S. Peut-on tirer les leçons du passé ?

F. V. Pour avoir des leçons à tirer, il faut qu’il y ait une expérience ­commune. Chaque personne a des expériences différentes du Covid et elles n’ont rien à voir avec la grippe de 1918, que l’on cite souvent comme référence. Cette grippe était extrêmement virulente : ­certains mourraient en trois jours, y compris des jeunes adultes. Que peut-on tirer de ces faits aujourd’hui ? La structure de la population en 1918 en France n’était pas la même. Il y avait ­beaucoup moins de ­personnes âgées, et en cette année-là, il n’y avait pas d’anti­biotiques pour ­lutter contre les complications. La ventilation respiratoire par tubes date des années 1990. S’il y a des leçons à tirer du passé, elles nous incitent à se déprendre d’une confiance aveugle, à nous croire protégés des maladies infectieuses par la science alors que nous participons tous à créer les conditions de l’émergence de ces maladies.

 

A. S. La complexité du biologique serait-elle trop négligée ?

F. V. Il faut revenir sur cette ­prétention des êtres humains à maîtriser la nature et le biologique. On se rend bien compte aujourd’hui des effets des sociétés humaines sur leur ­environnement et sur les autres espèces, animales ou végétales. Prenons le cas de la consommation massive d’anti­biotiques en médecine humaine et animale. Le biologique réagit, il répond, il mute, se ­transforme… et apparaissent des bactéries ­résistantes. Les élevages industriels d’animaux pour la consommation sont des ­incubateurs fantastiques pour faire circuler et évoluer les virus, qui plus est si ces animaux se voient ­administrer des anti­biotiques pour ­grossir plus vite. Il est très probable que le Covid-19 soit du, à ­l’origine, à un virus animal. Cela ne fait pas des animaux les coupables, car c’est souvent les ­pratiques humaines récentes qui ont favorisé une plus grande ­proximité avec ceux-ci. Il faut ­arrêter de considérer la nature comme un décor inaltérable. Nous devons la compter comme un acteur à part entière sur lequel les actions humaines ont des effets.

 

A. S. Il est dérangeant d’entendre tout et son contraire de la part de spécialistes. Qui croire ?

F. V. Votre question m’interpelle : à chaque fois que j’ai été sollicité, je me suis demandé si je ne ­participais pas à cet énorme bruit où tout le monde a quelque chose à dire. J’essaie de rester dans ma spécialité et de ne pas ­alimenter ce bruit de fond. Il y a une réflexion critique à adopter, car le besoin de réflexion collective sur ce qu’est cette pandémie est fort. Le public doit se sentir autorisé à lire, à ­réfléchir à ces questions de sciences, et ne plus penser que les scientifiques vivent dans une tour d’ivoire et qu’ils sont les seuls à même de ­décider ou de trouver des solutions miracles. Les sciences ne flottent pas au-dessus de la société, et on ne peut pas déléguer les ­décisions aux experts, d’autant plus que, dans cette situation d’incertitude, ils disent ne pas pouvoir trancher. Les ­chercheurs doivent contribuer à donner des outils pour ­comprendre des ­questions complexes, mais qui ­permettent d’informer sur les ­décisions auxquelles les populations ont le devoir de ­participer.

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A. S. Vous pensez à quoi par exemple ?

F. V. Et bien, par exemple, il n’est pas impossible de lire les comptes rendus et les articles de la revue médicale indépendante Prescrire pour s’informer sur les questions d’efficacité des vaccins. On peut y lire les incertitudes des scientifiques. S’ils ne sont pas ­parfaits, loin de là, les essais ­cliniques qui sont régulièrement vilipendés servent quand même à ce que ­n’importe quoi ne soit pas prescrit n’importe comment. Les sciences sociales peuvent aussi ­donner des outils pour comprendre les controverses scientifiques. Il faut qu’on participe à cette ­explicitation des enjeux pour éviter que l’on dise des scientifiques qu’ils manipulent les politiques, qu’ils décident, et qu’on informe les citoyens sur la consommation de médicament et du vaccin. De l’autre côté, il y a une posture du politique, d’une manière générale, qui postule que les populations sont irrationnelles, résistantes. On l’entend beaucoup à propos du vaccin. Or tout ce discours sur la population qui refuserait de manière irrationnelle le vaccin est un discours qui fait complètement fi du bruit perturbant toutes ces informations, voire des décisions, contradictoires. Dans la situation actuelle, je ne trouve pas ­irrationnel d’être prudent face à une multitude de vaccins, dont ­plusieurs sont nouveaux, avec des tests d’efficacité différents, et dont les résultats sont liés à des ­protocoles d’administration (nombre de doses, temps entre chaque dose) que plusieurs pays ont dit ne pas pouvoir suivre pour des raisons de pénurie de vaccin. Je ne dis pas que tel ou tel vaccin est néfaste. Mais être prudent ­malgré l’urgence n’est pas être irrationnel. Débattre des choix faits par les pouvoirs politiques sur la base des fortes incertitudes que reconnaissent les scientifiques, ce n’est pas illogique !

 

A. S. Peut-on émettre une ­hypothèse sur l’avenir du Covid ?

F. V. Il y a des chances qu’il devienne une maladie saisonnière comme la grippe. Je ne suis pas devin et je parle ici avec beaucoup de prudence. Les virus sont des micro-organismes fragiles et ils ont cette capacité à muter, donnant un certain nombre de variants. On parle de plusieurs variants qui ­circulent actuellement. Mais depuis décembre 2019 on n’a jamais ­traqué de manière aussi précise et séquencé le génome d’un nouveau virus avec une telle rapidité. On sait qu’il existe des milliers de mutations, car le virus évolue et varie en fonction des populations qu’il rencontre. Beaucoup de ces variants sont des exceptions, des erreurs biologiques et ne se ­transmettent pas. Il y a une forte probabilité que ce virus et ses variants continuent leur vie dans différentes populations humaines et animales. Si on reprend le cas de la grippe de 1918, on pense aujourd’hui qu’un nouveau variant est apparu quelques années ­auparavant et qu’il a circulé dans la population mondiale de 1918 à 1920. On pense qu’en 1920, ce virus avait fait le tour du monde avec de très forts taux de ­mortalité aux confins de la ­planète. Le virus de la grippe du porc isolé par Shope était sans doute un rejeton de la grippe de 1918 qui a circulé de manière diffuse dans la population animale. Il y a toutes les raisons de penser que ce coronavirus aura ce type de vie et qu’il s’établira, en évoluant, dans la population ­animale ou humaine, ce qui ne veut pas dire qu’il sera virulent.

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