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Replacer l’humain au centre de l’alimentation - interview d'Anthony Fardet

Depuis vingt-trois ans, le chercheur Anthony Fardet propose un regard nouveau sur le lien entre l’alimentation et la santé. Sa démarche, axée sur la santé globale préventive, dénonce l’impact de l’ultra-transformation des aliments sur le potentiel santé et plus largement sur la santé de la planète.

Nathalie Rigoulet

Vous défendez ardemment une alimentation durable. Votre approche holistique de l’aliment est assez unique mais demande quelques éclaircissements…

L’aliment et l’alimentation sont des systèmes complexes. Tout système complexe est composé de parties qui sont reliées entre elles. Il est vrai que la démarche réductionniste a été privilégiée. Dans l’aliment, on s’est focalisé sur les nutriments et les phytonutriments. Ce qui m’intéresse, c’est de recréer du lien et de retrouver les liens perdus entre toutes les parties du système. Cette démarche n’est pas seulement quantitative mais également qualitative. La transformation des aliments agit sur sa complexité qu’on appelle « matrice alimentaire ». L’ultra-transformation impacte négativement la durabilité, c’est-à-dire la socio-économie, les traditions culinaires, le bien-être animal, les petits producteurs, l’environnement et évidemment la santé.

Qu’appelez-vous « matrice » de l’aliment ?

Avant que la science n’arrive, l’alimentation était un acte holistique, il incluait du partage, de l’humain, de la santé et était lié au système alimentaire. La science de la nutrition est arrivée peu après 1850. Elle a utilisé des techniques des sciences physiques et chimiques, des sciences réductionnistes par essence, et elle les a appliquées à l’aliment. On a décortiqué l’aliment et on a étudié les calories, les protéines, etc. C’est une discipline importante mais aujourd’hui cette science des nutriments devenue ultra-­réductionniste ne fournit plus de données nécessaires pour la santé globale ; il faut revenir à la complexité de l’aliment. Les nutriments sont liés entre eux et ces liens confèrent ce qu’on appelle la matrice alimentaire. Ces liens sont fondamentaux, ils sont la vie, la santé, la résilience. J’ai postulé l’hypothèse que les maladies chroniques ne sont pas, en premier lieu, liées à la composition des aliments mais bien à la dégradation excessive des matrices. Dans l’explosion des maladies chroniques, il faut rechercher le lien avec la dégradation et l’artificialisation des matrices alimentaires, et donc le degré de transformation.

Pensez-vous par exemple aux problématiques d’obésité ?

Oui, obésité, surpoids, diabète, syndromes métaboliques, stéatose hépatique entre autres. Aucune maladie chronique n’est due à un seul nutriment. On peut très bien remplir ses besoins nutritionnels (approche réductionniste) et avoir une maladie chronique. L’approche réductionniste est, par exemple, très utile lorsqu’il s’agit de pallier un déficit en vitamines, mais si on considère les maladies chroniques qui ont supplanté les maladies de déficiences ou infectieuses, on n’a pas changé de logiciel. Une maladie chronique a une origine multifactorielle. L’OMS explique qu’il y a trois facteurs principaux dans les maladies chroniques : une mauvaise alimentation, un manque d’activité physique et une pollution environnementale. Ce qui explique que 72 % de la population mondiale meurt de maladies chroniques.

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Si je comprends bien, vous n’êtes pas soutenu dans votre démarche scientifique.

La recherche en nutrition est dominée par le réductionnisme, qu’il soit académique ou privé agroalimentaire. Le raisonnement par nutriment pour les multinationales, c’est très rentable. Beaucoup de chercheurs académiques ont une approche réductionniste et peuvent considérer une approche qualitative, holistique et empirique comme moins scientifique. Il faut pourtant, dans une démarche préventive de la santé, revenir à une approche globale. Quand on est malade, et là ce n’est plus mon domaine car je ne suis pas médecin, l’approche réductionniste curative peut se concevoir. Par exemple, une personne qui a besoin d’insuline doit évidemment la prendre, l’approche pharmacologique réductionniste est nécessaire ici.

Vous avez élaboré la règle des 3V qui donne au grand public des solutions simples pour bien manger, pouvez-vous nous donner plus de détails ?

Cette règle répond à la motivation de trouver des clefs simples pour montrer aux gens que bien manger est simple, et qu’en mangeant bien, ils vont faire du bien à la planète. Elle est partie de l’idée de démocratiser l’alimentation. L’idée était de trouver les liens qui régissaient la relation alimentation-santé globale. Ces relations sont gouvernées par trois dimensions : le ratio produits animaux/végétaux, la diversification et le degré de transformation. Trop de viande n’est ni bon pour la santé ni pour la planète, la diversification alimentaire est connue : si on mange toujours la même chose, on peut avoir des déficiences ou des carences et ça ne stimule pas la biodiversité. Notre originalité a été de comprendre que la dimension du degré de transformation est fondamentale et qu’elle est le chaînon manquant dans cette relation alimentation-santé globale. On a donc regroupé ces trois dimensions sans en négliger aucune. On a exprimé cela sous la règle des 3V (végétal, vrai, varié) si possible bio, local et de saison, qui réunit toutes les connaissances en nutrition préventive.

Pouvez-vous nous parler des aliments ultra-transformés ?

Apparus après-guerre avec le cracking (technique pour fractionner un produit brut en constituants élémentaires), la cuisson extrusion, le soufflage, des ingrédients alimentaires obtenus par synthèse chimique, modification enzymatique, etc., posent de gros problèmes pour la santé globale. Les transformations antérieures thermiques, mécaniques, fermentaires, salage ou fumage n’avaient pas autant d’impacts négatifs sur la santé. J’aimerais qu’on trouve la bonne transformation alimentaire à l’horizon 2050, une transformation qui soit vertueuse pour la santé et la planète.

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D’un point de vue pratique, que conseillez-vous pour bien se nourrir au quotidien ?

Je conseille une alimentation avec un maximum de diversité, c’est-à-dire varier les groupes alimentaires et les aliments au sein des groupes. L’idéal serait de manger quarante aliments différents par semaine, c’est beaucoup mais pas impossible : végétaux, fruits, légumes, légumineuses, fruits à coques, céréales, champignons, algues

Difficile de respecter ces règles pour une famille aux ressources modestes.

L’idée que bien manger demande du temps et de l’argent est entretenue par certains acteurs. Tant que les gens pensent comme ça, ils vont continuer à acheter des produits ultra-transformés peu chers et déjà prêts.

Savoir bien manger c’est bien, mais si rien n’est fait pour qu’on puisse appliquer cette démarche, elle a des limites…

Tout le problème est là. Je pense toutefois qu’on peut aussi expliquer aux gens qu’avec peu d’argent on peut manger correctement. Mais au fond, l’enjeu est la hiérarchisation de nos valeurs. L’acte alimentaire a perdu de sa valeur, il est devenu un acte fonctionnel, financiarisé, et c’est un drame car manger soutient la vie. Il faut que l’acte alimentaire soit revalorisé dans la tête des gens au-delà des questions de temps et d’argent. On est passé de 35 % des dépenses mensuelles budgétaires consacrées à l’alimentation après-guerre à environ 20 % aujourd’hui.

Que serait pour vous la santé de demain ?

C’est la cinquième transition nutritionnelle à laquelle j’essaie de participer. Une alimentation où l’on recrée du lien, où l’on revient à la « multidimensionnalité » de l’acte alimentaire. Une alimentation qui préserve les trois dimensions de la vie : humaine, animale, végétale. Revenir au partage. Remettre l’humain au centre de l’alimentation. Edgar Morin parle de la « barbarie du réductionnisme ». À force de couper les liens partout on finit par tuer la vie.

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