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Vers un soja respectueux du système endocrinien ?

Prisé par les végétariens, le soja contient pourtant des isoflavones, potentiels perturbateurs endocriniens. L’Anses vient de réclamer l’intégration de ces substances à la table de composition nutritionnelle des aliments. Tandis que certains industriels commencent à développer des produits au soja sans isoflavones. On fait le point.

Augustine Passilly

Remplacer son entrecôte par un steak de soja. L’idée séduit de plus en plus de végétariens ou flexitariens, ces consommateurs qui ­réduisent leurs apports en protéines d’origine animale et représentent 15 % des Français. Outre des motivations d’ordre éthique ou environnemental, certains souhaitent ainsi préserver leur santé. ­L’Organisation mondiale de la santé (OMS) classe en effet les viandes rouges et transformées respectivement de « probablement cancérogène » et de ­ ­« cancérogène ».

Face à ces mises en garde, le soja ­représente la meilleure source de ­protéines végétales. À condition de ne pas en surconsommer en raison des isoflavones qu’il contient. Ces phyto-oestrogènes dont la structure est proche des oestrogènes, ­hormones produites par l’homme et par la femme, sont susceptibles de perturber le système endocrinien. Or, ­malgré les recommandations des gendarmes de ­l’alimentation, l’Anses (à l’époque appelée Afssa) dès 2005, aucun avertissement ne figure pour l’heure sur la majorité des étiquettes des produits au soja.

Quinze ans plus tard, cette instance revient toutefois à la charge et préconise, dans un rapport daté du 6 juillet 2020, d’inclure les teneurs en isoflavones de ces denrées à la table Ciqual (qui recense des informations nutritionnelles sur 3 185 aliments). Cela permettrait au grand public de consommer du soja en connaissance de cause, même si – et c’est à noter – certains industriels commencent à développer des procédés de fabrication capables d’éliminer la quasi-totalité de ces substances.

Du soja caché dans nos aliments

Moins cher que la viande, le soja se cache notamment dans les boulettes, les nuggets et les steaks hachés servis dans les cantines scolaires. Mais aussi dans les gâteaux industriels. La chercheuse Catherine Bennetau-Pelissero a ainsi retrouvé plus de 10 mg d’isoflavones dans trois petites portions de brownies, alors même que l’Anses fixe la limite à 1 milligramme par kilo et par jour. Un enfant d’une trentaine de kilos peut donc facilement l’atteindre pour peu que son steak en contienne aussi.

Des cycles menstruels perturbés

L’enjeu se révèle en tout cas de taille dans la mesure où un seul steak de soja suffit à perturber le cycle menstruel, explique Julie Lotz dans un livre enquête(1) consacré à cette légumineuse. « Au départ, je me ­disais : qui boit un litre de boisson au soja en moins de deux heures ? Et puis, je me suis rendu compte que si ce jus contient beaucoup de phyto-oestrogènes, les steaks de soja en contiennent encore plus », ­rapporte cette journaliste. Pour son travail d’investigation, elle s’est en effet livrée à une expérience, avec sept autres femmes. Chacune a bu un litre de boisson au soja en moins de deux heures, durant la seconde partie de son cycle menstruel et sans prendre de contraception hormonale par ailleurs. Résultat : la moitié d’entre elles a vu ses règles arriver en avance avec des douleurs inhabituelles.

Rien d’étonnant selon Catherine ­Bennetau-Pelissero, professeure de ­nutrition santé et sciences animales à l’École nationale supérieure des sciences agronomiques de Bordeaux, qui a elle-même suggéré ce test à la journaliste. « Les isoflavones ressemblent aux oestrogènes et agissent comme une surcharge ­d'oestrogènes chez les femmes, perturbant les hormones synthétisées par l’hypophyse, décrit la chercheuse. Si vous absorbez ponctuellement une dose importante de soja, vous allez déclencher vos règles plus rapidement, car les isoflavones accélèrent la maturation de l’utérus. En revanche, on observe l’effet inverse chez les personnes qui en consomment très régulièrement pendant plusieurs mois. Car cela limite la production d’hormones hypophysaires et allonge les cycles », poursuit Catherine Bennetau-Pelissero. Ce deuxième cas de figure a pour conséquence de diminuer la fertilité, toujours d’après cette spécialiste.

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Diminution de la fertilité masculine et féminine

D’autant qu’un apport régulier de phyto-oestrogènes altère également la qualité du sperme. « Les hommes appartenant à la catégorie la plus élevée de consommation de soja avaient 41 millions de spermatozoïdes par millilitre de moins que ceux ne consommant pas de nourriture à base de soja », conclut ainsi une étude réalisée par des chercheurs de l’université américaine de Harvard sur une ­cohorte de 99 hommes(2). Trois autres travaux de ­recherche(3, 4, 5) ont en outre démontré le lien entre un taux important d’isoflavones dans l’urine et l’infertilité masculine.

Mais le rapport de l’Afssa de 2005 ­déconseille le soja à la femme ­enceinte et allaitante tout comme au nourrisson et à l’enfant en bas âge. Les experts craignent qu’une exposition précoce aux isoflavones influe sur le développement des organes sexuels et entraîne potentiellement « une diminution de la fertilité, mais aussi une plus grande sensibilité aux carcinogènes ».

Depuis, le lait infantile à base de soja a en principe disparu des étals des magasins français. Même s’il demeure possible de s’en procurer sur Internet. De leur côté, les industriels traînent des pieds pour ­appliquer les recommandations officielles et apposer des messages sur les aliments au soja à destination de ces ­populations à risques – auxquelles s’ajoutent les ­personnes ayant développé un cancer hormonodépendant. Ils travaillent en effet pour un secteur en pleine expansion, dans la mesure où 7 Français sur 10 consommaient du soja en 2019 contre seulement 4 sur 10 cinq ans plus tôt, d’après Sojaxa, le lobby du secteur.

L’industrialisation en cause

Pourtant, l’équation entre manger de la viande (et donc accroître le risque de ­développer un cancer) ou du soja (en ­s’exposant, entre autres, à des problèmes de fertilité) n’est guère insoluble. Puisque la forte teneur en isoflavones provient en réalité de l’industrialisation des procédés de transformation. « Les toutes premières recettes de soja mises au point en Asie étaient préparées à partir de graines ­fermentées. Ce qui permettait, en faisant tremper le soja, d’éliminer les phyto-­œstrogènes solubles dans l’eau, explique la professeure Catherine ­Bennetau-­Pelissero. Or, aux États-Unis dans les années 1930, les industriels ne savaient pas que le soja contenait des isoflavones. Ils se sont donc mis à chauffer cette légumineuse pour supprimer les autres facteurs anti­nutritionnels. Quelques secondes à haute température suffisaient selon eux, comme pour le lait UHT. Sauf que cela ne détruit pas les ­isoflavones », prévient-elle. Cette industrialisation s’est naturellement étendue aux pays asiatiques, ­principaux consommateurs de soja. En revanche, les populations rurales qui continuent à utiliser les méthodes de fabrication traditionnelles demeurent peu exposées aux isoflavones selon le Pr Bennetau-­Pelissero, qui travaille avec certains transformateurs, les poussant à faire évoluer leurs techniques.

Produire du soja sans isoflavones

Parmi les pionniers du soja sans isoflavones, Patrick Fournier et sa start-up Origin. Ses hachés végétaux, burgers, boulettes et saucisses au soja n’en contiennent quasiment pas. Cet entrepreneur assure avoir adapté les méthodes ancestrales aux ­impératifs actuels de production massive, estimant que « le sujet des perturbateurs endocriniens est la vache folle des années à venir ». Dont il se préoccupe d’autant plus que son épouse souffre d’une maladie de la thyroïde, glande que les phyto-oestrogènes se révèlent susceptibles de perturber. Pour l’instant, Patrick ­Fournier destine sa ­production aux cantines scolaires de l’ouest de la France. Mais il commence à élargir son activité à la ­restauration hors domicile et aux grandes surfaces. Tout en restant compétitif. « Ma méthodologie me coûte plus cher, mais présente d’autres avantages dont un besoin réduit en personnel et un investissement matériel limité », déclare-t-il. Même s'il est encore difficile de se procurer ce genre de produit, vous pouvez réaliser chez vous un toffu sans phyto-oestrogènes. Catherine Bennetau-Pelissero nous en livre la recette : « Prenez un litre de jus de soja, et faites-le chauffer. En une minute de cuisson, vous débarrassez la boisson d’environ 30 % des isoflavones. Tandis qu’en un quart d’heure, vous en éradiquez 90 %. Ajoutez environ deux cuillères à café de nigari (ou chlorure de magnésium naturel) et faites coaguler le jus. Déposez le mélange dans une petite presse à tofu et appuyez bien pour éliminer le petit-lait qui contient des phyto-oestrogènes».

Qualités nutritionnelles incontestables

Une piste d’autant plus intéressante que le soja s’avère donc la seule source de ­protéines végétales – à l’exception des ­algues – à rassembler « les huit acides ­aminés essentiels que le corps est ­incapable de fabriquer », ­déclare la médecin nutritionniste Corinne ­Chicheportiche-Ayache qui ne tarit pas d’éloges sur cet ingrédient. Et va jusqu’à contribuer au communiqué de Sojaxa. Les autres légumes secs, par ailleurs plus modérés en phyto-oestrogènes, doivent en effet être associés à des céréales pour ­retrouver l’ensemble de ces nutriments. « Les avantages du soja sont multiples, renchérit la professionnelle de santé. ­Hormis la qualité protéique, le profil ­lipidique se révèle aussi intéressant parce qu’il est à la fois riche en oméga-3 et pauvre en acides gras saturés. »

Corinne Chicheportiche-Ayache ­reconnaît que les isoflavones représentent « un facteur limitant à sa consommation », bien qu’elle ne voie pas, contrairement aux autres spécialistes interrogés, d’obstacle à manger un aliment au soja par jour.

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Un manque de transparence

Plus réservée, la docteure en pharmacie Élodie Labat, auteure d’une thèse sur l’influence du soja sur la santé, incite à se ­limiter à « trois ou quatre aliments à base de soja par semaine, dans la mesure où il n’existe pas d’études déterminant la dose d’isoflavones contenue dans chaque ­produit » – ce qui pourrait changer avec leur introduction à la table de composition nutritionnelle du Ciqual.

La diversification reste en tout cas le maître-mot pour les personnes cherchant à manger moins de protéines d’origine animale. Haricots, pois chiches, lentilles, noix et autres arachides peuvent remplacer ponctuellement le steak de soja. Même s’il resterait préférable que les autorités ­sanitaires obligent les industriels à prévenir le grand public des risques que comportent les isoflavones.

D’où la comparaison dressée par la journaliste Julie Lotz dans son livre : « S’il est certain que le message ‘’ Fumer tue ’’ sur les paquets de cigarettes n’est pas vendeur, le consommateur, clairement mis en garde, fait un choix en toute connaissance de cause. Quand des avertissements ­informatifs similaires s’afficheront-ils sur les emballages des produits à base de soja ? »

 

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