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Amiante, un cancer en cache un autre

Il est temps que tout le monde le sache. Le scandale de l’amiante, qui a éclaté à partir des années 1970, continue. Les expositions aux cancérogènes sont plus fréquentes que ne le laisse supposer la faiblesse de la prévention. Et les fibres d’amiante, dont les diamètres sont tellement fins qu’ils pénètrent en profondeur dans l’organisme, causent des cancers de toutes sortes, bien au-delà des voies respiratoires.

Roger Lenglet

On l’ignore le plus souvent, mais le cancer de l’amiante n’atteint pas seulement les poumons (cancer bronchopulmonaire et mésothéliome pleural). Les responsables politiques sont peu bavards sur ce sujet pourtant bien documenté sur le plan scientifique. On peut s’en étonner en se plongeant dans les études qui s’accumulent depuis les années 1970. De fait, les maudites fibres migrent et s’attaquent à tous les organes qu’elles atteignent… C’est le cas, par exemple, de l’œsophage et l’estomac. Sur le parcours digestif, l’intestin n’est pas épargné non plus : l’implication du minéral est démontrée dans les cancers colorectaux et dans le mésothéliome du péritoine par de nombreux épidémiologistes1. Et même dans des cancers du rein, du foie et du pancréas2.

Au-delà des cancers digestifs, l’amiante est aussi à l’origine de tumeurs des ovaires, des testicules et de la vessie. Ce n’est pas tout. Les fibres provoquent des cancers du péricarde (enveloppe du cœur). Rien ne les arrête. Leur capacité à migrer s’illustre dans le fait qu’on en trouve jusque dans des tumeurs cérébrales et dans la moelle osseuse de patients atteints de leucémie lymphoïde, de myélome multiple et de lymphome malin3.

Un dossier très embarrassant

L’évocation de ces dégâts reste plutôt confinée aux cercles des experts. Des rapports de synthèse de nos institutions de prévention reconnaissent que, pour une partie de ces cancers, comme le cancer ­colorectal, l’amiante est bien en cause, au moins au titre de cofacteur puissant. Les autorités politiques ne l’ébruitent pas. Il est vrai que le sujet est explosif. Et à plusieurs titres ! Tout d’abord parce que le problème révèle que l’ampleur du drame de l’amiante est plus grande encore qu’on ne le laisse entendre officiellement.

A-t-on une idée du nombre de ­personnes touchées par ces cancers ­extra-thoraciques liés à l’amiante ? Ces derniers ne font pas l’objet d’une ­déclaration obligatoire, ­hélas, ­contrairement aux mésothéliomes des poumons et aux cancers bronchopulmonaires, qui font environ 3 000 morts par an. On est donc livré à des supputations sur la hauteur des chiffres. Les autorités glissent sur le sujet et s’en tiennent parfois à l’évocation de quelques centaines de cas, ce qui laisse rêveur.

Le cancer colorectal, dont on compte plus de 40 000 nouveaux cas par an dans l’Hexagone, a causé 17 684 décès en 20174. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a reconnu que le lien de l’amiante ingéré avec ce cancer est bien démontré par les études de cohortes5. Dès lors, il est difficile de croire que ces fibres ne seraient en cause que dans une infime proportion d’entre eux.

Les conseillers du ministère de la ­Santé usent d’un argument sempiternel qui n’est plus admissible : « Il faut éviter la psychose ! » ; « N’aggravez pas l’anxiété du public sur l’amiante qui est déjà très anxiogène… » La psychose ? Pourtant le public en est loin. Il apparaît même que beaucoup ont baissé la garde face à l’amiante, en croyant que le risque de cancer ne concerne que les gens qui ont été très exposés. Le ministère ne craint-il pas plutôt le tumulte et les actions judiciaires contre les responsables politiques qui ne font rien ?

Cette inaction, pour ne pas dire ce déni silencieux, ressemble furieusement à ­l’attitude des ministres qui, tout au long du XXe siècle, ont failli à leur mission en négligeant de mettre en place la prévention qui s’imposait. Aborder publiquement le problème serait ­de reconnaître les ­insuffisances graves de la prévention. Tout particulièrement face aux sources de contamination orale par l’amiante. Car, il faut bien le dire : rien n’est fait pour nous protéger contre les fibres d’amiante contenues dans l’eau du robinet et dans diverses boissons, auxquelles s’ajoutent des aliments contaminés… Car voilà, c’est fou ce qu’on retrouve de ces fibres ­envahissantes dans ce qu’on avale.

Des entrepôts redoutables

Les bâtiments agricoles ont souvent été bâtis avec des cloisons, des bacs et des toitures en fibrociment. Même leurs murs de soutien comportent souvent de l’amiante-ciment. Avec le temps, le vent et les vibrations des engins qui s’y déplacent, l’usure et les travaux, les fibres invisibles devenues omniprésentes se remobilisent à chaque mouvement d’air. Les autorités françaises ont discrètement demandé aux agriculteurs d’y remédier, par de gentilles circulaires qui n’ont pas valeur de loi. Ce problème touche aussi les usines 
de transformation des aliments et dans le monde entier…

Nos verres et nos assiettes contaminés

Pour commencer, il faut savoir qu’une grande partie des fibres d’amiante qu’on respire (tous les citadins en inhalent généreusement) ne reste pas dans les alvéoles pulmonaires. Les cils vibratiles qui tapissent les poumons les nettoient en roulant les poussières dans le mucus pour les évacuer vers le pharynx. Les fibres basculent alors dans le tube digestif… Ce processus est connu de tous les spécialistes.

Henri ­Pézerat, le toxicologue qui a fait exploser le scandale de l’amiante en France, décrivait ce phénomène dans les conférences qu’il donnait pendant les années 1990. D’autres sources alourdissent cette contamination des voies digestives. Les canalisations en amiante-ciment (près de 36 000 kilomètres en France), sont dégradées et relarguent leurs fibres dans l’eau qui arrive à nos robinets, surtout quand la composition de l’eau est agressive6. De façon plus inattendue, le réseau routier contribue à la diffusion de l’amiante dans les eaux de consommation : le passage des véhicules arrache ces fibres aux revêtements des routes — les enrobés bitumeux en contiennent encore souvent — et les pluies les transportent vers les nappes phréatiques7. On sait, par ailleurs, que les pluies drainent des fibres depuis les décharges industrielles ou domestiques, les dépôts sauvages, les innombrables toits en fibrociment ou en tuiles amiantées, les terrains naturels contenant de l’amiante…

Les études sur l’impact sanitaire de l’amiante dans l’eau du robinet mériteraient une grande attention. Les premières ont lancé l’alerte dès les années 1960. Plus récemment, en 2017, d’importantes études publiées par des chercheurs de l’hôpital de Bisceglie (Italie) ont renforcé le soupçon sur le rôle de cette eau dans le développement de cancers de l’estomac, de l’iléon, du côlon, et des altérations des tissus biologiques, ainsi que des effets nocifs au niveau du foie, jusqu’au placenta, voire des organes des fœtus8. Les chercheurs notent que le risque est largement sous-estimé par les gouvernements et qu’il semble proportionnel à la concentration de fibres dans l’eau. Ils ont relevé des concentrations atteignant des centaines de milliers de fibres par litre d’eau à la sortie des robinets.

Cette exposition expliquerait, notent-ils, le constat épidémiologique du mésothéliome du péritoine chez des sujets non exposés par inhalation. Rappelons que cette eau est bue quotidiennement par la population et que chacun l’utilise aussi pour cuisiner. Les industriels de l’agro­alimentaire l’emploient aussi communément pour préparer leurs plats et leurs boissons. On comprend que ces chercheurs demandent aux autorités sanitaires de prendre des mesures de prévention à la hauteur de l’urgence.

L’Anses, saisie par la Direction générale de la santé (DGS) en 2017, a d’abord relevé que ces études italiennes n’ont pas pris en compte des publications plus prudentes, mais elle s’est déclarée « en accord avec les principales conclusions » des chercheurs, « tout particulièrement s’agissant du cancer colorectal avec des cohortes de grande taille ». Elle souligne aussi que « les études les plus récentes apportent des preuves supplémentaires de l’existence d’une ­relation entre l’exposition professionnelle à l’amiante et la survenue de ­cancers ­digestifs, particulièrement s’agissant du cancer colorectal avec des cohortes de grande taille, et la mise en évidence d’une relation dose-réponse. »

Reste que, précisément, la population ­générale n’ingère pas uniquement l’amiante contenue dans l’eau. Outre les fibres que nous inhalons tous aujourd’hui et qui repassent dans le tube digestif, nous en avalons par d’autres biais…

Pour parfaire le tout, on importe beaucoup de boissons de pays qui, à l’instar de ceux d’Asie, n’ont pas prohibé l’usage du cancérogène et où les filtres comportant de la poudre d’amiante sont toujours utilisés pour débarrasser de leurs résidus végétaux les vins, les bières, les sodas, les jus de fruits, les alcools forts et les huiles. Il faut savoir que les boissons ainsi filtrées peuvent contenir jusqu’à plusieurs ­millions de fibres d’amiante par litre. Quid du contrôle douanier sur ce point ? ­La question « n’est pas au programme ».

Certains grands vins millésimés 
sont pollués

Le contrôle de l’amiante n’est pas non plus au programme pour les vins français millésimés, alors qu’une grande partie d’entre eux a été traitée jusque dans les années 1990 avec ces filtres. Ils sont toujours en vente, à des prix d’ailleurs élevés… Rappelons que le commerce de ces bouteilles reste florissant. On peut s’en indigner puisque la France a interdit en 1997 la vente de tous les produits contenant de l’amiante. Qui osera attaquer les producteurs et les groupes de supermarchés qui nous prennent pour des cruches en les mettant encore sur leurs rayonnages et sur le Net ?

Et les produits transformés aussi

Des céréales, des fruits et des légumes ­fraîchement contaminés nous sont proposés tous les jours sur les étalages des supermarchés et dans les produits transformés. Riz, blé, avoine, seigle, riz… et d’innombrables autres aliments sont en effet souillés par les fibres qui se détachent des bâtiments amiantés où ils sont entreposés. Car voilà, les agriculteurs ont été aussi les victimes des industriels de l’amiante-ciment et des plaques de fibrociment (Eternit en tête, le numéro 1 du fibrociment en France) qui, jusqu’en 1996, leur ont vendu des bâtiments en kit, censés résoudre les risques d’incendie et faciliter leur productivité…

Il concerne aussi les grandes surfaces, dont les toits parfois encore amiantés sont ébranlés par les bourrasques et les tempêtes. Il n’est pas rare que les employés découvrent de la poussière d’amiante tombée sur les étals…

 

Sources :

  1. Parmi d’autres, I. Selikoff, 1979 ; J. Puntoni et coll., 1979 ; J. Frumkin et coll., 1988, Varga et coll., 1999, Wu et coll., 2015.
  2. Notamment N. Szeszenia-Dabrowska, et coll. dans Polish journal of occupational medicine, 1988. J. C. Mc Donald et coll., dans British Journal of ­Industrial Medicine, 1993.
  3. Lustman et coll., 1983 ; J. Kishimoto et coll., 1988, 1992.
  4. Chiffres de l’Institut national du cancer (Inca).
  5. Anses, Note d’appui scientifique et technique, 2017.
  6. Ibid.
  7. Roger Lenglet, Le livre noir de l’amiante, éd. ­l’Archipel, 2018.
  8. A. Di Ciaula dans Expert Review of Gastroenterology and Hepatology, 2017. Et A. Di Ciaula, Valerio Gennaro dans Epidemiologia e Prevenzione, 2016.
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