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Les antidépresseurs au secours d’une société malade

  • "La vache : cet antidépresseur méconnu"
Article paru dans le journal nº 55

On le sait, les antidépresseurs sont aujourd’hui trop souvent la première réponse de la médecine à un mal-être individuel, qui va du vague à l’âme à des idées noires très profondes… Pourquoi la chimie est-elle devenue la réponse principale à nos tristesses ? Pour tenter d’y répondre, le journaliste anglais Johann Hari a fait un tour du monde de la dépression et ouvre des perspectives originales sur les causes sociétales des maux qui nous rongent.

La consommation d’antidépresseurs a fortement augmenté dans la plupart des pays occidentaux ces dernières années, avec par exemple une hausse de 6,8 % au Royaume-Uni entre 2014 et 2015, de 46 % pour l’Allemagne entre 2007 et 2011 (1). Aux États-Unis, leur consommation a été multipliée par cinq entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000 (2).

Pour bien comprendre le contexte de ces prescriptions à outrance, il faut garder à l’esprit que le niveau de consommation d’antidépresseurs dépend pour beaucoup du diagnostic de dépression : plus la catégorie de « dépression » est large et englobe de symptômes, plus les antidépresseurs seront prescrits.

Antidépresseurs à tous les étages

Si le recours aux pilules du bonheur est massivement plébiscité par les médecins pour soulager nos peines et nos tristesses, c’est que la catégorie de « dépression » reste assez floue et « attrape-tout ». Pire : elle a tendance à s'étendre de plus en plus pour englober des situations qu'on considérait avant comme non pathologiques.

Le meilleur exemple est ici celui du deuil. Pendant longtemps, la psychiatrie a considéré que le deuil constituait une "exception" dans la symptomatologie de la dépression. Autrement dit, il était normal (attendu même) après la perte d'un être cher de ressentir tout un ensemble de choses s'apparentant à de la dépression. En cause : le tragique de la vie, pas un déséquilibre des neuromédiateurs. Il fallait laisser le temps au temps pour, comme on dit maladroitement et un peu violemment, "faire son deuil". Mais, à chaque nouvelle édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ou DSM (l'ouvrage de référence des psy, qui en est à sa 5ème édition), on constate que cette période normale de deuil se réduit (au profit d'un deuil psychologique pensé comme "pathologique" car trop long ou trop intense), d'abord à quelques mois, puis à rien du tout. Aujourd'hui on peut perdre son enfant à 15h heures et être diagnostiqué avec un "problème mental" à 17h, avec toute la médication qui va avec.

En parallèle de cette évolution vers plus de personnes médiquées, on constate peu à peu un allongement de la durée des traitements (3), signe que les antidépresseurs ne soignent pas, mais atténuent les symptômes (pour un temps).

L'histoire de Johann Hari

C’est adolescent que Johann Hari avale son premier antidépresseur. Il fait état à son médecin d’une douleur incontrôlable, qui perdure sur plusieurs années. Il se sent, explique-t-il à son médecin, comme sous l’emprise d’une « mauvaise odeur ». En réponse, le médecin lui explique que « certaines personnes manquent de sérotonine », ce qui les empêche de se sentir bien. Heureusement il y a maintenant des médicaments qui rétablissent ce niveau de sérotonine, « prenez-les et vous serez bien » lui explique-t-il. Il vivait en effet selon les mots du médecin avec un « cerveau cassé » qu’il convenait de réparer chimiquement pour revenir au niveau de bien-être des « personnes normales ». Le traitement marche et Johann se sent mieux. Puis l’inexplicable douleur s’infiltre de nouveau… au point que le patient se sent aussi mal qu’avant sa première consultation. Le médecin pense à une dose trop faible et passe de 20 à 30 milligrammes. Et, malgré tout, la douleur revient. Alors il l’augmente encore. Et pendant de nombreuses années la dose a été de 80 milligrammes… puis « la douleur a débordé » relate Johann Hari.

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« Entre 65 et 80 % des gens qui prennent des antidépresseurs sont toujours déprimés. »

« Pourquoi vais-je toujours aussi mal malgré des années sous antidépresseur ? » s’interroge-t-il. Pourquoi y a-t-il autant de personnes autour de moi dans la même situation ? C’est pour résoudre ces deux questions que le journaliste part à travers le monde interviewer des chercheurs en sciences sociales, des épidémiologistes, des artistes… Son but ? Explorer dans son livre les causes profondes de l’anxiété et de la dépression, après avoir constaté que les antidépresseurs ne traitaient pas la véritable nature du problème : « la dépression n’est pas enracinée dans la biologie, mais dans la façon dont nous vivons notre vie » . L’épidémie de prescription d’antidépresseurs est très bien expliquée dans le livre, par sa critique de la théorie du manque de sérotonine et son analyse des intérêts pharmaceutiques qui encouragent cette théorie. Le livre mêle les apports de la psychologie avec ceux des sciences humaines, en prenant en compte de nombreux facteurs sociaux. Pour l’auteur, la dépression n’est pas majoritairement le résultat d’un dysfonctionnement neuronal, mais bien plus souvent une réaction individuelle à la façon dont nous menons nos vies, ou plus exactement à la façon dont on nous dit de les vivre.

Au-delà de ces constats, c’est la quête de solutions dans le monde entier qui rend le récit de Johann Hari original : il rend compte d’un projet de logement à Berlin où les locataires ont protesté pendant toute une année contre la hausse des loyers, créant un sentiment d’autonomie et d’unité entre eux. Il visite également une clinique de santé mentale à Londres où les médecins prescrivent des projets de bénévolat communautaire au lieu de pilules. Il s’invite dans un magasin de vélos à Baltimore qui a mis en place un espace de travail non hiérarchique où les salariés ont l’impression d’être écoutés. Ce tour du monde des inventions humaines vise à démontrer que les sentiments de dépression et d’anxiété éprouvés par les individus sont en réalité les symptômes d’une maladie… sociétale.

La vache, cet antidépresseur méconnu

Johann Hari rapporte ainsi l’anecdote vécue par le Dr Derek Summerfield alors qu’il se trouvait au Cambodge quand y ont été introduits pour la première fois les antidépresseurs chimiques. Les médecins cambodgiens expliquent au Dr Summerfield que ces antidépresseurs ne sont pas nécessaires en lui relatant l’histoire du paysan qui travaillait dans les rizières. Un jour, ledit paysan a vu sa jambe arrachée par une mine antipersonnel et a bénéficié par la suite d’une prothèse à la jambe. Mais travailler dans l’eau lui était extrêmement pénible : « Il était traumatisé, il pleurait toute la journée et ne voulait pas sortir du lit. Il était manifestement déprimé. » Les médecins sont allés s’asseoir avec lui, ont écouté sa peine et ont pensé lui acheter une vache. Il est devenu producteur laitier, il n’allait plus dans les champs toute la journée, sa tristesse a disparu : « Alors, vous voyez, Dr Summerfield, cette vache était l’antidépresseur. » Cette histoire nous démontre que le cœur de la solution n’est pas d’essayer d’étouffer les symptômes, mais plutôt de tenter de comprendre la cause du mal-être et ce qui en premier lieu peut être changé dans nos vies.

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La dépression met en cause nos motivations profondes

Johann Hari rappelle que, dans les années 1960, les femmes allaient chez leur médecin en leur disant : « Il y a quelque chose qui ne va pas chez moi. Je me sens nerveuse alors que j’ai tout ce qu’une femme pourrait vouloir... J’ai un gentil mari qui ne me bat pas, j’ai une voiture, j’ai deux enfants, et pourtant je me sens mal. » Et les médecins répondaient invariablement ou presque : « Prenez du Valium. »

Aujourd’hui l’auteur plaide pour une révision des normes de la culture médicale dominante et la remise en question du culte de la molécule miracle. Il appelle aussi à prendre conscience que beaucoup de ce que la société offre en fait repose sur des désirs erronés : « Vous avez besoin d’un but, de sentir que vous êtes autonome et que vous pouvez donner du sens à ce que vous faites, vous avez besoin d’égalité. ».

Comme si c’était l’origine même de nos motivations qui conditionnait, à la fin des fins, l’humeur dépressive : plus nous sommes conduits au jour le jour par des motivations qui nous sont extérieures, par des normes que l’on ne partage pas, plus nous sommes susceptibles de devenir déprimés et anxieux, avec l’impression de mener une vie inauthentique.

Ce que l’on appelait autrefois « dépression nerveuse » a aujourd’hui un nouveau nom : le burn-out. Mais si l’on prend spécifiquement les chiffres ce ces « épuisements professionnels » en France, alors on va au-delà du constat de Johann Hari : en effet, ce ne sont que des motivations imposées (productivité, flexibilité, concurrence...) ou des normes erronées par rapport à notre vision de nous-même (ambition, cupidité, domination hierarchique...) qui nous rendent malheureux au travail. L’absence de reconnaissance, trop de pression, en faire plus avec des effectifs réduits, le tout appuyé sur la menace du chômage... tout ce contexte sur lequel nous n'avons aucune prise individuelle est aujourd’hui un motif de consultations psychiatriques… Le burn-out n’est pas reconnu comme maladie professionnelle (son coût serait de 4 milliards d’euros pour les employeurs) et a pourtant des causes bien connues, sociales avant tout. Nombre de salariés prennent aujourd’hui des antidépresseurs pour tenir le coup, supporter les cadences, la perpétuelle urgence ou tout simplement le travail de nuit (43 % des travailleurs de nuit pensent qu’ils ne tiendront pas jusqu’à leur retraite).

On commence à peine à comprendre la souffrance psychique

Si Johann Hari publie un plaidoyer engagé pour une nouvelle donne sociale, c’est grâce à une frange critique des communautés médicales et scientifiques qui depuis les années 1980 dénonce la psychiatrie des « chimiatres ».

En 2004, le psychiatre Stanislaw Tomkiewicz écrivait déjà : « Quand un malade est déprimé, il est malheureux aujourd’hui, parce qu’il était malheureux quand il était petit et que cela s’est réveillé en lui ; il est déprimé parce qu’il s’entend mal avec sa famille, que cela va mal à son travail. Prétendre que la dépression se résume au taux de dopamine, ou de sérotonine, n’est qu’une grave mystification. Plus grave encore : ce réductionnisme est enseigné comme une pensée unique. »

Cette idéologie du neurotransmetteur et de l’antidépresseur roi offre à la médecine une façon de regarder le monde de manière assez borgne. La dépression se définit par une liste de symptômes, c’est donc une catégorie floue, mais commode pour les médecins, qui ont ainsi une réponse rapide à apporter à des patients en souffrance : des maux variés se trouvent résumés en un mot commode (« la dépression ») et aboutissent à une ordonnance clé en main, manne pour les laboratoires pharmaceutiques. Il faudrait pourtant parvenir à sortir de cette pensée circulaire si l’on souhaite aller mieux collectivement.

Ne laissons pas instrumentaliser nos vies au nom d’une science qui se cherche et qui se laisse trop souvent dicter sa conduite par l’industrie du médicament. Marchons dans les pas du philosophe Francis Jeanson pour dire qu’ « une véritable science ne se contente pas de définir ses objets : elle explique leur fonctionnement ».

Les antidépresseurs ne disent rien à proprement parler du fonctionnement de la dépression. Ils atténuent, pour un temps, des souffrances souvent produites par notre société : des béquilles chimiques pour une société en manque d’humanité.

 

Références :

Johann Hari, Chaque dépression a un sens - Causes méconnues et soins novateurs, Actes Sud, 2019

(1)Prescribing and Medicines Team, Health and Social Care Information Centre. Prescriptions dispensed in the community: England 2005-2015. 2016

(2) "Explaining the rise in antidepressant prescribing: a descriptive study using the general practice research database". BMJ, 2009

(3) OCDE, Panorama de la santé 2015, p. 190, consultable sur http://www.oecd-ilibrary.org

 

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