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Bien-être, mais pas pour tous

  • Bien-être, mais pas pour tous
Article paru dans le journal nº 116

Promettre le bonheur par le travail sur soi, promouvoir des techniques et outils pour devenir "la meilleure version de soi-même ", c’est bien. Mais inclure dans ce projet les plus fragiles d'entre nous, et sortir de l'injonction permanente à la performance, c’est mieux. De récents ouvrages comme Politiser le bien-être ou Yoga Révolution nous incitent à creuser les questions qu’ils soulèvent par le prisme du yoga.

"Nous vivons dans une société qui croit que pour être un bon humain, il faut être heureux et en bonne santé", soulignait dans un documentaire (1) diffusé sur la chaîne Arte en 2021 Carl Cederström, sociologue et coauteur de Syndrome du bien-être (2). Et d'ajouter : "cette société ne se contente pas de privilégier ceux qui y parviennent, elle dénigre aussi ceux qui n’y parviennent pas."

Qu’il s’agisse du monde de l’entreprise, du développement personnel ou de la sphère du bien-être, l’économie néolibérale s’est insinuée dans tous les interstices de nos vies. Dans l’entreprise, la mondialisation de l’économie libérale s’est accompagnée de la modification des méthodes traditionnelles de management pour y intégrer des notions issues du champ du bien-être. Ceci dans le but de fortifier le psychisme des employés et d’amener les gens à être plus productifs en les rendant soi-disant plus heureux.

La philosophe, conférencière et autrice Julia de Funès (3) voit un grand paradoxe entre le fait que l’on ne se soit jamais autant préoccupé du bien-être des salariés et le fait qu’il n’y ait jamais eu autant de mal-être corrélé à des arrêts maladie longue durée.

Et le psychiatre Christophe André de résumer : " Si je n’arrive pas à être heureux, ça fait un échec de plus dans ma vie." Autrement dit, il n’y a aucune raison de se plaindre. Il suffit de se relever les manches et de faire quelque chose d’extraordinaire. Le néolibéralisme veut ça.

Nous sommes un marché

Le néolibéralisme est un capitalisme dont la spécificité est qu’il transforme tout en marché. Tout est un objet de consommation potentiel. Tout est une opportunité professionnelle potentielle. "Je trouve que l’exemple le plus flagrant est celui des relations amoureuses", raconte Camille Teste, professeure de yoga, autrice (4) et militante féministe. "Nous n’aurions jamais pensé que les relations amoureuses puissent devenir un marché potentiel. " À voir la quantité d’applications de rencontres disponible, il faut bien admettre que si. " Pour le bien-être, c’est exactement pareil. Avant, pratiquer une activité physique, faire une balade, prendre soin de soi ou même avoir certaines pratiques spirituelles – ou qui rentrent à mon sens dans les pratiques de bien-être –, existaient en dehors du marché. " Aujourd’hui, ce sont des biens de consommation comme d’autres : on peut s’offrir une cérémonie du cacao contre un certain nombre d’euros. Il y a eu un switch culturel à travers lequel nous nous sommes aperçus que tout pouvait devenir un marché, y compris nous-même.

Il faudrait sans cesse s’auto-optimiser

Dans certains espaces de bien-être, on retrouve cette idéologie néolibérale. Elle peut se traduire par des façons de parler, des croyances. " Je pense notamment à l’idée qu’il faudrait sans cesse travailler sur soi, s’auto-optimiser, poursuivre cette fameuse quête de la meilleure version de soi-même pour être heureux ", dépeint Camille Teste. Il y a cette croyance que si l’on élève ses pensées vers quelque chose de l’ordre de l’abondance, alors notre vie sera meilleure. "

Tout cela nourrit le néolibéralisme puisqu’il ne s’agit pas de s’auto-optimiser en consommant moins et en savourant une vie en silence, dans le calme et l’économie de geste. Il s’agit au contraire de consommer et de faire toujours plus. " Dans le yoga, c’est la même chose. Tous les jours, on nous vante les mérites d’un nouveau yoga, avec la promesse derrière que cela va apporter du bonheur, de la satisfaction. Cela entretient cette culture de tester de nouvelles choses en permanence, de passer de l’hypnose à la nutrition, de ce nouveau complément alimentaire à ce soin du visage révolutionnaire. "

Un monde du bien-être très inégalitaire

C’est très paradoxal puisque, dans le bien-être, en particulier dans le yoga, il y a une aspiration à l’universel. Cela s’adresse, en théorie, à tout le monde, à tous les corps. Si l’on pratiquait tous du yoga, le monde serait meilleur. " Pourtant, lorsque l’on entre dans un studio de yoga ou d’autres pratiques de bien-être, on réalise immédiatement que les élèves sont surtout des personnes blanches, minces, aux corps très normés et disposant d’un peu d’argent et/ou de temps, regrette Camille Teste, qui poursuit : "Or les personnes qui ont aujourd’hui le plus besoin de bien-être sont celles qui ont le plus de difficultés à y accéder. Je pense aux personnes les plus marginalisées, c’est-à-dire des personnes noires, en surpoids, en situation de handicap et de sexe féminin. " Mais le combat est âpre : " En tant que praticienne de yoga, il m’est difficile de lutter avec mes petits bras contre une société qui s’est organisée pour le bien-être des uns et pas pour celui de plein d’autres ", admet-elle.

Accepter la diversité des corps

« Je voyais bien en tant que naturopathe que je prodiguais parfois des conseils difficilement applicables, avec l’objectif de faire maigrir à tout prix. J’ai questionné les liens entre corpulence et santé, et me suis interrogée sur mes propres biais grossophobes. Aujourd’hui, j’invite les gens à se décentrer du poids pour se concentrer sur leur rapport à la nourriture, à l’activité physique, au sommeil, aux émotions. Faire maigrir n’est pas une solution simple qui fonctionne durablement. La diversité des corps existe : il y a des gens naturellement minces, secs, gros. Et il y a aussi des diabétiques minces. »

Sophia Desbleds, professeure de yoga et naturopathe spécialisée sur les questions d’injonctions à la minceur.

Le bonheur, un enjeu collectif

Trop de croyances véhiculées nous font penser que chaque individu est seul responsable de son bonheur et de son malheur. " Ceci nous détourne du fait que le bonheur est une question collective. Nous évoluons dans une société qui nous rend de plus en plus fatigués, précarisés, stressés, angoissés. Je pense que l’on peut faire tout le coaching que l’on veut, il est impossible d’être heureux. À mon niveau, raconte Camille Teste, j’essaie de proposer des pratiques qui font prendre conscience du fait que nous sommes un groupe humain et que c’est ensemble que nous devons nous organiser pour faire en sorte que notre société nous convienne. Je propose des actions simples telles qu’adapter les prix ou créer des espaces spécifiques aux corps qui ne sont pas dans la norme. "

C’est d’autant plus important que les gens vont dans ces espaces pour recevoir de la douceur et du soin, donc si on leur apporte du sexisme et du racisme comme dans le reste de la société, c’est un problème. Et puis l’aspect financier est un point crucial : les personnes les plus fragilisées le sont surtout financièrement. Se payer des séances de yoga n’est pas toujours chose aisée sachant que les prix à l’unité varient de 25 à 35 euros pour un cours dans un centre parisien à la mode. En dehors des grands centres urbains, un système d’abonnement est généralement mis en place, les cours sont rarement proposés à l’unité. Les prix à l’année sont variables : une école de yoga grenobloise propose par exemple des abonnements annuels à 350 euros. À Lyon, le cours à l’unité coûte autour de 20 euros…

Le tournant des années 1980-1990

Le yoga cristallise finalement les contextes de son époque. C’est un objet culturel fascinant à étudier parce qu’il est le reflet des changements sociétaux qui opèrent progressivement.

Dès sa reformulation, à la fin du XIXe siècle, dans l’un des cercles d’élite hindou, le yoga ne sera plus formulé comme un moyen de sortir de l’existence, mais comme un moyen de développer son plein potentiel au sein de cette vie même.

Avec la chute du communisme, il n’y a plus vraiment eu de grand récit venant proposer une alternative au néo-libéralisme triomphant. L’individu est devenu seul responsable de son destin. Comme le résume la philosophe Barbara Stiegler (5), tout est fait pour que l’humain s’adapte à la structure de la société au lieu de changer la société pour qu’elle corresponde aux besoins humains. Ceci peut nous rendre malheureux, déprimé, voire violent.

Une approche systémique du soin

« J’accompagne principalement des personnes minorisées. L’idée est de faire en sorte qu’elles comprennent les mécanismes à l’œuvre dans leur vie qui font que, même si elles suivent tous les conseils de développement personnel de bien-être qu’on leur prodigue, cela coincera tout de même à certains endroits. Je ne pense pas que mon approche soit particulièrement décourageante. Au contraire, cela permet de réellement s’en sortir dans le quotidien. Cela ne sert à rien de parvenir à ce que les personnes se sentent bien en séance et puis, s’en retournant à leur quotidien, soient à nouveau confrontées aux mêmes difficultés. On ne peut pas travailler des problématiques collectives sur le plan individuel uniquement. »

Anne Favier Barthelery, naturopathe et accompagnatrice de praticiens et praticiennes de bien-être sur les questions d’inclusivité.

Rendre notre monde plus habitable

Zineb Fahsi, autrice (6) pratiquante et professeure de yoga, abonde dans le même sens en dénonçant l’injonction au bonheur omniprésente dans notre société contemporaine. Tout en précisant que le yoga est plus un symptôme qu’une cause. Alors comment, dans ces univers, peut-on commencer à tisser d’autres imaginaires, à offrir des espaces de répit, à retourner à notre profit certaines injonctions présentes dans le milieu du yoga ? Comment peut-on développer la puissance d’agir ?

" Je pense que l’on peut cultiver des espaces de résistance, qui se veulent en marge ou qui peuvent être des ferments où on cultive la douceur, l’improductivité, des rapports au corps qui soient déconnectés de l’idée de performance, non esthétiques. Ces espaces restent en marge, alors la question est : comment peut-on faire déborder cela en dehors de nos cours de yoga ? Cela passe sans doute par des luttes militantes anticapitalistes, féministes, écologistes et qui, pour moi, ont cette vocation à rendre le monde plus acceptable et habitable pour un maximum de personnes ", conclut Zineb Fahsi.

 

Pour aller plus loin

(1) Le business du bonheur, documentaire de Jean-Christophe Ribot. Auteurs : Claire Alet, Jean-Christophe Ribot, 2022.
(2) Le syndrome du bonheur, de Carl Cederström et André Spicer, éd. L’échappée, 176 p., 15 €.
(3) Développement (im)personnel, le succès d’une imposture, de Julia de Funès, éd. J’ai lu, 192 p., 7,60 €.
(4) Politiser le bien-être, de Camille Teste, éd. Binge Audio Editions,161 p.,15 €.
(4) Yoga Révolution, de Camille Teste, éd. Solar, 128 p., 9,90 €.
(5) "Il faut s’adapter!", sur un nouvel impératif politique, de Barbara Stiegler, éd. Gallimard. 338 p., 22 €.
(6) Le yoga, nouvel esprit du capitalisme de Zineb Fahsi, éd. Textuel, 208 p., 18,90 €.

A lire également :
Le malheur inutile, du Dr Alain Gérard, éd. Michel Lafon, 161 p., 16,95 €.

A écouter :
- "Intuitive" un podcast d'activisme spirituel qui dénonce les dérives new age et entre autres la positivité toxique, les mécanismes d'évitement spirituel.

 

En aucun cas les informations et conseils proposés sur le site Alternative Santé ne sont susceptibles de se substituer à une consultation ou un diagnostic formulé par un médecin ou un professionnel de santé, seuls en mesure d’évaluer adéquatement votre état de santé


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