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Dr Jean-Pierre Thierry : "Le système de santé actuel est intenable"
Expert en santé publique et en économie de la santé, le Dr Jean-Pierre Thierry porte un regard lucide et sans concession sur le système de soins actuel. Surmédicalisation, statistiques utilisées de manière biaisée, omerta sur les erreurs médicales et l’antibiorésistance… Face à un système à bout de souffle, il appelle le patient à devenir, plus que jamais, l’acteur conscient de sa santé.
Alternative Santé Dans votre livre Trop soigner rend malade* , vous évoquez la surmédicalisation de notre système de santé, qui repose sur une forme de manipulation autour des statistiques de santé. De quoi s’agit-il ?
L’utilisation des résultats statistiques des études cliniques est une question ardue, mais qu’il est crucial de comprendre. Les conclusions de ces recherches permettent en effet de justifier l’introduction de nouveaux diagnostics et traitements. Or, les résultats sont souvent présentés de la manière la plus valorisante qui soit. On fait dire aux chiffres ce qu’on veut, en quelque sorte… Cette forme de manipulation autour des chiffres peut servir à la promotion d’un message de santé publique. Un exemple caractéristique nous est fourni par le cancer du sein. L’Institut national du cancer prévoit qu’une femme sur huit en sera victime au cours de sa vie… Mais oublie de préciser que ce sera à condition d’atteindre 95 ans ! Ce chiffre, pour le moins alarmant, soutient une campagne de dépistage systématique dont les études les plus récentes peinent à démontrer l’impact sur la mortalité. De plus, pratiquer des mammographies systématiques expose au risque de subir une biopsie. Un geste médical très stressant que certains experts soupçonnent de nocivité. En outre, dans neuf cas sur dix, ces examens se révèlent négatifs, ou alors on détecte (dans 30 % des cas), un cancer du sein non agressif, dit « intracanalaire ». Cette tumeur est prise en charge de manière plus ou moins lourde, avec de la chirurgie, de la radiothérapie et de la chimiothérapie, ce qui expose la patiente à de nouveaux risques. Or, ces petites tumeurs sont le plus souvent peu évolutives, voire « indolentes ». Une fois dépistées, elles pourraient peut-être faire l’objet d’une surveillance dite « active », non interventionniste. C’est ce qui commence à se faire dans certains hôpitaux aux États-Unis.
Vous parlez aussi de l’abaissement des seuils d’entrée en « maladie », une autre forme de manipulation amenant à un excès de soins et de prescriptions…
Les seuils, définis par des instances américaines, déterminent sur la base d’un critère physiologique le niveau à partir duquel on considère qu’une personne présente un problème de santé. Or, ces seuils peuvent être subitement abaissés, ce qui a pour effet de rendre d’un coup « malades » de nombreuses personnes. Ces modifications sont faites de manière assez arbitraire. Elles sont relayées internationalement, notamment dans des pays qui n’ont pas les mêmes profils de risques que ceux des États-Unis. C’est le cas pour l’hypertension. En 2008, le seuil est passé de 160/95 à 140/90. Résultat : le nombre d’hypertendus à quasiment doublé ! Outre l’impact psychologique sur l’individu qui se retrouve étiqueté malade à vie, ce dernier se voit le plus souvent prescrire des traitements hypotenseurs avec des effets secondaires importants… Alors qu’un changement d’habitudes alimentaires accompagné d’exercice physique est plus efficace, et influe sur d’autres facteurs de risques en même temps. Notons que la mesure de la tension artérielle et le traitement de l’hypertension représentent l’une des toutes premières activités des médecins et un marché très important. Pour un laboratoire, une telle variation de seuil est une véritable aubaine, qui peut se chiffrer en milliards d’euros de ventes supplémentaires… On retrouve la même logique pour le cholestérol, le diabète et l’insuffisance rénale. Les effets pervers sont importants. Cela débouche en particulier sur un niveau de surmédicalisation sans précédent.
Vous vous êtes aussi penché sur le sujet des erreurs médicales…
Il s’agit d’un problème de santé majeur, largement sous-estimé et pourtant très bien identifié depuis les années 1970. Officiellement qualifiées d’« événements indésirables graves », les erreurs médicales représenteraient en France 60 000 cas par an. Elles tuent plus que le cancer du sein, le sida, les accidents de la route et du travail réunis. D’après l’OMS, lors d’une hospitalisation, un patient sur trois cents meurt des suites d’une erreur médicale. Il s’agit de problèmes lors d’une d’intervention chirurgicale, d’erreurs de dosage, de diagnostic, de protocole, ou de plusieurs de ces éléments combinés. C’est un sujet sensible, sur lequel règne un grand flou. Il n’est pas rare, lorsqu’une erreur médicale est signalée, d’être confronté à un dossier incomplet, voire falsifié. Le système est conçu de telle sorte que l’on recherche toujours une responsabilité individuelle, alors que, dans les faits, celle-ci en est rarement la cause. La plupart du temps, il s’agit d’une responsabilité systémique, d’une chaîne collective de dysfonctionnements ayant conduit à l’accident. Pour y remédier, il faudrait, comme cela a été fait en Suède et plus récemment aux États-Unis, prendre des mesures volontaristes, incitant à signaler les dysfonctionnements avant qu’ils ne se traduisent en erreurs médicales. Mais cela suppose un changement de culture profond.
Votre diagnostic est également très sombre sur la question de l’antibiorésistance.
On observe sur cette question une prise de conscience au niveau international. Le G7 de 2014 en Belgique et le G5 de 2015 en Allemagne ont ainsi placé l’antiobiorésistance parmi les sept menaces sociétales majeures pour la planète. Rien qu’en France, 13 000 personnes sont tuées par des bactéries multi-résistantes (BMR) chaque année. Et certains spécialistes estiment que d’ici à 2050, si l’on ne dispose plus d’un arsenal thérapeutique efficace, on comptera 10 millions de morts par an dans le monde. Il est urgent d’endiguer la surconsommation d’antibiotiques, qui est l’une des causes de l’antibiorésistance. S’ils ont permis de sauver des millions de vie, mal utilisés, ils sont paradoxalement devenus aujourd’hui une menace majeure pour la santé. En France, nombre de médecins continuent de prescrire abondamment les antibiotiques, comme il y a vingt ou trente ans, au mépris des recommandations de bonnes pratiques, et parfois simplement à titre préventif. Face à une angine, trop rares sont ceux qui utilisent les tests de dépistage indiquant si elle est d’origine virale ou bactérienne. Parfois, ce sont aussi les patients qui mettent la pression pour se rassurer, et le médecin n’a pas toujours le temps de se lancer dans des explications. La situation est préoccupante, car le problème de l’antibiorésistance concerne aussi l’élevage des animaux à viande, alors que le lien entre la santé animale et humaine est désormais bien établi. Il y a tout de même quelques lueurs d’espoir, comme la phagothérapie, qui utilise des micro-organismes pour tuer les BMR. Il existe depuis longtemps des centres de traitement spécifiques à base de ces bactériophages en Pologne et en Géorgie. En France, la communauté médicale s’y intéresse de près.
Comment se prémunir contre la surmédicalisation et les erreurs médicales ?
Il faut se renseigner sur les risques encourus, ne pas se laisser enfermer trop vite dans la case malade, surtout pour les facteurs de risques que sont l’hypertension, l’insuffisance rénale, le diabète et le cholestérol. Il faut aussi réapprendre à vivre avec une certaine incertitude. Pour le cancer de la prostate, le message est clair : s’il n’y a pas de symptômes, ne pas faire de dépistage, et surtout pas par « routine », sans discussion sur les bénéfices et les risques, comme on le propose fréquemment aux hommes à partir de la cinquantaine. Pour le cancer du sein, c’est un choix personnel. S’il n’y pas d’antécédents familiaux et pas de symptômes, il n’est peut-être pas nécessaire de le faire tous les deux ans. Quant aux erreurs médicales, même si elles sont systémiques, le patient a quand même une marge de manœuvre. En cas d’opération, si l’état le permet, on peut indiquer clairement son nom, dire pour quelle intervention on est là, ou mieux, comme dans de nombreux pays, demander à « signer le site opératoire » avec un feutre. À l’hôpital, toujours se questionner sur les médicaments administrés, surtout s’ils changent d’aspect et de couleur subitement.
Êtes-vous confiant sur l’évolution du système de santé ?
Oui. Le système de santé est actuellement intenable, on n’arrivera plus à le financer avec le vieillissement de la population et la surmédicalisation. Il y a un mouvement de fond, international, qui cherche des solutions, et les mêmes concepts évoluent un peu partout. Nous n’y échapperons pas en France. Il va notamment y avoir un basculement du système de paiement à l’acte, qui encourage à multiplier les soins, à un paiement à la valeur, c’est-à-dire fondé sur la pertinence de l’acte médical. Cette évolution va amener à terme le patient à être moins et mieux médicalisé.
Formé à l’hôpital Necker-Enfants Malades, le docteur Jean-Pierre Thierry s’est spécialisé en santé publique et en informatique de santé. Il est devenu un expert international de l’évaluation des technologies et de l’innovation médicales, et de l’organisation des systèmes de santé. Il est membre du comité d’experts du Lien, association de lutte contre les infections nosocomiales,
et du Ciss (Collectif interassociatif sur la santé). Il est également membre de la Commission Transparence de la Haute Autorité de la santé (HAS) en tant que représentant des associations
de patients.
* Trop soigner rend malade, de Jean-Pierre Thierry et Claude Rambaud, Albin Michel, 2016.
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