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L’ordre des médecins face à ses tabous
Tricheries comptables, faiblesse des contrôles, conflits d’intérêts entre les autorités de santé et l’industrie pharmaceutique, rémunérations déguisées, recrutements familiaux… En dénonçant les dérives de l’ordre des médecins dans son dernier rapport, la Cour des comptes vient de lui annoncer la fin des « beaux jours ».
C’est un vrai séisme au pays feutré des chuchotements. Les responsables de l’ordre des médecins en tremblent encore : une énorme météorite s’est abattue sur eux le 9 décembre 2019 (1). C’est le rapport définitif de la Cour des comptes. Il expose publiquement le linge sale des potentats de l’institution, leurs abus chroniques et leurs privilèges discrets.
Le Conseil national de l’ordre des médecins, fondé en 1945, est un organisme privé exerçant une mission de service public. Composé d’ordres départementaux et régionaux, chapeautés par le conseil national, où siègent ses élus plus ou moins indéracinables et cumulards, il doit veiller au « maintien des principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l’exercice de la médecine et à l’observation, par tous ses membres, des devoirs professionnels ainsi que des règles édictées par le code de déontologie (2) ». Ce code fixe en particulier les obligations des médecins pour soigner au mieux les patients. Y figurent par exemple le respect du secret professionnel, de même que l’information et le consentement du patient. La trésorerie de l’ordre provient pour l’essentiel de cotisations obligatoires (335 euros) des 300 000 médecins affiliés et des gains de ses sociétés immobilières.
Des indemnités à géométrie variable
La France conserve encore de nombreuses juridictions protégeant la dignité des notables, tels les avocats, les architectes ou les notaires. Rien que dans le secteur de la santé, outre l’ordre des médecins, on compte l’ordre des pharmaciens, celui des chirurgiens-dentistes et ceux des masseurs-kinésithérapeutes, des pédicures-podologues, des vétérinaires… Un monde où règnent l’entre-soi et la « générosité » des puissants fournisseurs de produits (médicaments, matériels paramédicaux). Ces entreprises offrent à leurs membres de réjouissantes villégiatures dans des hôtels exotiques pour entretenir leur bon commerce. Les ordres feignent habituellement de l’ignorer, ce que le rapport regrette.
Il est vrai que les élus de l’ordre ne sont pas tous désintéressés. Certains piochent dans la caisse en se faisant rembourser des frais « dont les justifications sont parfois incertaines, voire inexistantes ». S’y ajoutent des indemnités grassouillettes. La Cour note au passage : « Les fonctions ordinales sont des bénévoles qu’il est néanmoins possible d’indemniser dans la limite de trois fois le plafond de la Sécurité sociale, soit 121 572 euros par an. L’esprit de bénévolat censé animer les fonctions ordinales est inégalement présent : si certains conseillers perçoivent des indemnités modestes, d’autres au contraire bénéficient d’indemnités confortables. »
Le Conseil national de l’ordre des médecins en offre la meilleure illustration : « Les 16 membres du bureau ont perçu au total plus d’un million d’euros d’indemnités en 2017. » Entre 2011 et 2018, son président a touché chaque mois entre 9 500 euros et 10 048 euros. Au cours de la même période, son secrétaire général a reçu 8 211 euros mensuels. Les secrétaires généraux adjoints et le trésorier ont, quant à eux, bénéficié d’indemnités de 7 245 euros mensuels. Chez les médecins ordinaux, le bénévolat est payant ! En 2017, les 54 médecins du Conseil se sont partagé un trésor de 4,8 millions d’euros en indemnités et en remboursement de frais !
Faux frais
Des élus de l’ordre résidant à Paris ont déclaré habiter en province pour se faire rembourser des frais d’hébergement et de repas pour leurs réunions au siège parisien. Deux vice-présidents s’y sont commis. « L’un a reçu, entre 2015 et 2017, 46 651 euros, l’autre 54 785 euros » note le rapport. Un autre élu, « membre de la commission de contrôle des comptes, s’est fait rembourser ses nuitées à Paris, dans l’appartement où réside l’un de ses enfants, sur présentation de factures de 200 euros par nuitée, établies par une SCI dont il est propriétaire. » Gain : 29 520 euros en trois ans !
Une comptabilité rendue incontrôlable
Le rapport ressemble parfois à un manuel du détournement de fonds. Il confirme largement le contenu du prérapport que Le Canard enchaîné avait révélé en février 2019 (3) et que l’ordre avait rejeté comme étant le fruit d’une vilaine rumeur. Pas moins de « 33 % des conseils départementaux et 14 % des conseils régionaux contrôlés n’ont pas été en mesure de transmettre dans leur totalité les documents comptables demandés par la Cour. La comptabilité de plusieurs départements n’a pas été tenue pendant plusieurs années ». Mieux : « L’une d’entre elles avait été détruite avant le passage de la Cour. » Quelle guigne !
Cerise sur le gâteau : « Les cotisations des médecins font l’objet d’une comptabilisation irrégulière et incomplète, ce qui participe de l’insincérité des comptes. » Cette légèreté « aboutit à sous-estimer les produits ; une fraction de la cotisation est inscrite directement en compte de réserve au bilan, sans passer par le compte de résultat, ce qui minore le montant des produits issus des cotisations de près de 7 % ».
Ce n’est pas tout. Les enquêteurs ont découvert une autre partie du trésor. « Outre son défaut d’exhaustivité, le patrimoine comptabilisé de l’ordre est sous-évalué, du fait notamment de l’existence d’une dizaine de sociétés civiles immobilières (SCI) créées, financées et détenues par des conseils départementaux aux seules fins de porter, en lieu et place de l’ordre, la propriété du siège, dont la valeur, de ce fait, n’apparaît pas dans les comptes de l’ordre. » Du coup, « les écritures comptables sont souvent approximatives et peuvent être entachées d’erreurs, voire délibérément faussées comme la Cour a pu le relever parfois ».
Elle conclut que « le Conseil national de l’ordre se révèle défaillant dans la mission de contrôle des conseils territoriaux et de gestion du patrimoine de l’ordre que le législateur lui a confiée ». Elle rappelle même que « le déploiement d’un même logiciel comptable, à tous les échelons de l’ordre », réclamé par ses soins lors d’une précédente enquête en 2011, n’était toujours pas achevé en 2018. Ainsi, note le rapport : « L’ordre soumet les comptes des départements à une commission de contrôle composée d’élus parfois eux-mêmes responsables, au niveau local, de désordres, voire d’irrégularités. » Décidément, les médecins de l’ordre ne sont pas doués pour contrôler leurs homologues. À moins, bien sûr, d’estimer qu’ils sont précisément doués pour y échapper…
Juridiction partiale et négligence des patients
L’ordre dispose d’un pouvoir juridictionnel et répressif. Ses sanctions vont du simple blâme à des radiations, parfois assorties de sursis. Il exerce ainsi une « justice ordinale », selon l’expression consacrée pour désigner la justice d’exception qui permet à une corporation de se juger elle-même. Cette prérogative communément critiquée est, de fait, très critiquable car elle peut favoriser les uns et à accabler les autres à discrétion. C’est ce que la Cour a constaté en se penchant sur ces juridictions. Les anomalies sont si fréquentes qu’il s’agit là encore de véritables dérives : « Insuffisante motivation des avis rendus par les conseils », « omissions volontaires » dans certains dossiers transmis à la chambre disciplinaire, absences injustifiées de suivi de plaintes, « risques de partialité » quand le dossier n’est pas déporté régionalement vers un autre conseil…
Souvent, l’ordre ne relaye pas les plaintes des patients ou les cantonne arbitrairement à de simples « doléances » sans effet. Leurs plaintes initiales visent pourtant des fautes médicales souvent sérieuses : erreurs de diagnostic difficilement pardonnables, agressivité caractérisée, brutalités, refus de soins à des bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU), ordonnances incohérentes, escroqueries à l’encontre de la Sécurité sociale ou de leur patientèle, emprunts non remboursés à des patients vulnérables… Le rapport note que des affaires ne sont pas traitées même quand certains médecins ont commis des agressions sexuelles, des viols déjà condamnés par la justice en correctionnelle. Voire des viols sur mineurs avec récidive !
Pour en finir avec les complaisances et les faiblesses des ordres, la Cour insiste sur la nécessité d’inclure dans les juridictions des représentants des patients.
L’ordre se défend en demandant que les procureurs de la République transmettent enfin systématiquement aux ordres territoriaux les condamnations de médecins au pénal. Tout comme il réclame que les moyens légaux lui soient donnés pour remplir toutes ses missions, tel le décret de l’exécutif qui lui permettrait « d’assurer le contrôle de toutes les déclarations de liens d’intérêt entre le corps médical et l’industrie de la santé ».
On s’autorise n’importe quelle sanction
En prenant un peu de hauteur, on peut observer que les Sages de la rue Cambon se gardent d’aborder certains gros défauts de la juridiction ordinale. Par exemple, ses recours à des notions élargies de « charlatanisme », de « manquement à la confraternité » pour justifier toutes sortes de sanctions. Ces notions servent hélas de fourre-tout à ce qui ne lui plaît pas. On le voit dans certaines radiations médiatisées. Celle de Philippe Even(4), en 2016, alors qu’il était âgé de 84 ans et n’exerçait plus, est apparue à l’opinion publique comme visant à décrédibiliser ses attaques contre le lobbying des laboratoires et contre la complaisance des mandarins en conflit d’intérêts. En appel, le Conseil national a converti la radiation en interdiction d’exercer la médecine pendant un an.
Une autre radiation a visé le cancérologue Henri Joyeux, pour la mise en ligne de deux pétitions jugées anti-vaccinales alors qu’elles ne concernaient qu’un problème d’adjuvants toxiques controversés (aluminium et formaldéhyde) et l’âge de la vaccination contre le papillomavirus pour les filles.
On se souvient de l’interdiction d’exercer pendant quinze jours infligée au Dr Jean-Jacques Melet, qui se souciait de pister les intoxications aux métaux lourds dans certaines pathologies. Tout particulièrement les intoxications mercurielles dans les soins dentaires. Jean-Jacques Melet a été sanctionné pour avoir assumé cette démarche environnementale dans ses ordonnances et s’est suicidé à l’âge de 57 ans. Alors qu’au même moment le gouvernement inaugurait… l’Agence francaise de sécurité sanitaire environnementale (AFSSE).
De nombreux médecins tout de même radiés
Malgré toutes ses faiblesses, les ordres répriment de très nombreuses fautes de médecins. En témoignent les rapports annuels d’activité du Conseil national où sont consignées les sanctions pour escroqueries, actes fictifs remboursés, fautes médicales, transgressions à l’interdiction d’exercer, affaires de mœurs… Chaque année, outre les blâmes et les avertissements, on compte plus d’une centaine d’interdictions d’exercer et une vingtaine de radiations. Ce qui montre que le corps médical est aussi sérieusement atteint que lui.
Sources
(1) Cour des comptes, L’ordre des médecins, rapport du 9 décembre 2019.
(2) Article L4121-2 du Code de la santé publique.
(4) Le Pr Philippe Even est l’auteur notamment du Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux écrit avec le Pr Bernard Debré.
En aucun cas les informations et conseils proposés sur le site Alternative Santé ne sont susceptibles de se substituer à une consultation ou un diagnostic formulé par un médecin ou un professionnel de santé, seuls en mesure d’évaluer adéquatement votre état de santé
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