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Covid-19 : "c'était prévisible mais nous sommes très peu écoutés", Jean-François Guégan

Jean-François Guégan, spécialiste de l’émergence des zoonoses dans nos sociétés, revient sur la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19. Celle-ci était-elle prévisible ? Quels moyens sont nécessaires pour lutter contre ces épidémies ? À l’avenir, connaîtra-t-on de plus en plus d’épisodes sanitaires similaires ? Le chercheur nous répond.

Salomé Benzoni

Alternative Santé. La crise du Covid-19 semble avoir pris le monde entier par surprise. Le choc a-t-il été aussi brutal au sein du monde de la recherche ou était-ce prévisible ?

Jean-François Guégan. Cela dépend de quel monde de la recherche on parle. Pour les personnes partageant mon profil ou mon champ de recherche, ce n'est pas du tout une surprise car cela fait quinze à vingt ans que l’on avertit de ces risques. À savoir, une régularité de l’apparition de nouvelles maladies infectieuses d’origine animale, appelées zoonoses, et puis l’augmentation de la fréquence de leur apparition.

En revanche, il y a des champs de recherche qui se font en laboratoire, en sortant très peu sur le terrain. Ces personnes qui travaillent beaucoup au niveau moléculaire se rendent moins compte de la réalité du monde tel qu’il est. La réponse est donc : oui c’était prévisible, mais nous sommes très peu écoutés. Puis la logique actuelle est de dire : « Ne vous inquiétez pas, nous produirons le vaccin ». Mais le temps pour la production d’un vaccin varie entre deux et douze ans, généralement plutôt douze ans.

Peut-être qu’un vaccin sera produit plus vite cette fois-ci. Cependant, de nos jours, un peu plus de 2 200 agents infectieux parasitaires affectent les populations humaines, de ce que l’on connaît, et seule un peu plus d'une quarantaine de vaccins sont produits. En faisant le ratio on voit bien que ce n’est pas grand-chose, près de 2% des agents infectieux et parasitaires circulants possèdent un vaccin.

Au-delà des mécanismes complexes de la pathologie (qui restent à élucider), il n'y a donc pas de vraie nouveauté dans les mécanismes d'émergence de ce virus particulier ?

En six mois, avoir une explication ferme sur l’émergence de ce virus, c’est précipité par rapport au temps de compréhension nécessaire (il a fallu vingt ans de recherches pour connaître l'origine du virus du Sida). De ce que l’on sait aujourd’hui pour le SRAS-Cov-2, il y aurait une recombinaison à partir de deux virus différents, ceux de la chauve-souris et du pangolin. Les mécanismes dont vous parlez sont une coexistence d’espèces qui n’aurait pas lieu dans la nature permettant ici une recombinaison de deux virus d’origines différentes. Dans le cas de la Covid-19, cette recombinaison provoque un virus mutant qui va profiter du lit que vont constituer les pangolins transportés dans des camions vers la Chine pour la consommation humaine.Dans ces camions, il y a des conditions de promiscuité, d’insalubrité, et les animaux stressés, immunodéprimés et sous-nourris ; le terrain parfait pour le développement du virus et sa circulation.

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En fait, la diversité biologique observée dans la nature constitue un important réservoir à micro-organismes, ou microbes, dont la plupart ont un rôle bénéfique pour les organismes qui les abritent. Et c’est à la faveur de rencontres, souvent provoquées par les activités humaines, que l’homme a affaire pour la première fois à des germes microbiens pourtant installés dans les écosystèmes depuis très longtemps. C’est l’histoire du virus du Sida, du virus Ebola, et de l’origine des infections et des parasitoses humaines depuis le Néolithique jusqu’à maintenant.

Nos sociétés sont-elles équipées pour détecter ou prévenir de tels risques sanitaires ?

Certains programmes sont organisés ainsi, cela s’appelle l’infectiologie exploratoire. On essaie de tout décrire en termes de virus, bactéries, champignons parasites, protozoaires, qui pourraient être abrités chez certains groupes animaux. On parle beaucoup des chauves-souris parce qu’elles sont très étudiées, mais c’est aussi en train de constituer un biais. Mais cette pratique a des limites : elle est difficile, coûteuse et il y aura toujours des événements difficilement prévisibles permettant à certains pathogènes non détectés d'émerger. Alors, non nous ne sommes pas armés.

Si l’on compare une épidémie ou une pandémie à un feu, nous avons équipé nos dispositifs de recherche de pompiers (virologues, bactériologistes, parasitologues…), qui ont besoin que « le virus soit sorti du bois » pour l’étudier. Notre dispositif est constitué de personnes qui interviennent une fois que le feu est parti pour essayer de l’éteindre. Nous n’avons pas de personnes pour comprendre en amont ce qui se passe, c’est-à-dire quelles sont les nombreuses raisons à l’émergence d’un feu.  En sûreté nucléaire, par exemple, de nombreux spécialistes travaillent en amont. Il est très surprenant de voir que pour le risque infectieux, on n’a pas du tout fait la même chose.

Que faudrait-il mettre en place pour prévenir ou contenir ce genre d’épidémie ?

Il faut essayer de comprendre et il faut que le système de risque infectieux s’arme de connaissances, d’expertises en amont : de nombreux spécialistes, même des criminologues, et plein de disciplines qui ne relèvent pas nécessairement de la virologie, de l’épidémiologie ou de l’infectiologie. En France, nos communautés scientifiques n’arrêtent pas de s’auto-recruter et n’imaginent pas que l’on puisse avoir besoin de plus de transdisciplinarité.

Il faut des personnes qui ne connaissent pas nécessairement le virus, mais qui ont une connaissance des contextes qui vont favoriser son émergence. Et pour avoir ce raisonnement, il faut sortir de son laboratoire et se poser des questions. Observer un virus par des approches moléculaires, c’est comme être à l’intérieur d’un wagon de train sans vitres : on n’imagine pas que l’on est en mouvement. Aujourd’hui, le même phénomène s’applique à la recherche. Certains vont explorer les caractéristiques d’un virus, ce qui est bien entendu nécessaire pour créer un vaccin notamment, mais ces gens sont tellement en exploration à l’intérieur du wagon, qu’ils ne voient pas ce qui est train de changer à l'extérieur, et les modifications qui s'y déroulent. Or celles-ci sont extrêmement importantes pour l'apparition des virus ou des bactéries.

À vous entendre, les différents champs d'expertise mobilisés durant la crise (virologie, épidémiologie, santé publique), semblent trop cloisonnés et il faut plus d'interdiscplinarité.

Alors oui, mais il ne faut pas non plus tout mélanger. Dans le processus, il y a quatre séquences. D’abord ce qu’on appelle en anglais le spillover, soit le passage d’animaux, ou de l’environnement du microbe vers quelques individus humains. Ensuite, le développement de foyer, soit quelques cas. Puis le foyer devient une épidémie, et enfin l’épidémie peut passer au stade pandémique, c’est-à-dire à l’échelle mondiale.

Lorsque la Covid-19 en est au stade pandémique, c’est un problème d’épidémiologie et d’infectiologie. Certes ce virus peut être en interaction avec la météorologie, avec les comportements des gens, mais à ce stade il n’a plus rien à voir avec des systèmes naturels, ou ce que l’on appelle la naturalité. En revanche, lorsqu’on parle de foyer, d’où viennent les quelques premiers cas observés, quelle est l’origine du virus et pourquoi il est passé de certains animaux à l’humain… Là nous sommes véritablement au cœur de la transdisciplinarité.

Le médecin infectiologue ne va pas répondre aux questions du pourquoi. Il faut être dans une connaissance de comportements des animaux, de dynamiques de populations des animaux sauvages qui côtoient des animaux domestiques et transfèrent leurs agents microbiens, qui les transfèrent ensuite aux éleveurs. Une épidémie issue d'une zoonose peut devenir un problème de santé publique, mais son origine ne l’est pas. Or en France, on enferme très vite ces sujets-là au seul problème de la médecine. Quelque part, notre dispositif a accepté de subir les épidémies, en recrutant des personnes qui ont besoin du virus pour le connaître, pour l’étudier.

Quel lien entre l’impact des activités humaines sur les écosystèmes et l’émergence de zoonoses ?

Au travers du processus de déforestation, l’intervention de l’homme va contribuer à libérer des microorganismes présents dans les sols, dans l'eau des marécages, chez les animaux sauvages. Les sols sont lessivés par les eaux de pluies et relarguent des microbes que les animaux ou les humains peuvent récupérer. Aussi, la déforestation chasse certains animaux, stressés par le phénomène, qui viennent à proximité de populations humaines et les exposent à de nouvelles menaces sanitaires. Autrement, certains animaux se retrouvent dans des espaces forestiers fragmentés, réduits et coexistent avec d’autres espèces qu’ils ne rencontraient pas ou moins souvent, et cela favorise le passage de microorganismes entre les espèces. La déforestation est donc un processus moteur.

Pour le virus Ebola qui crée des fièvres hémorragiques en Afrique, on piétine depuis une quinzaine d’années en affirmant que ce sont les chauves-souris qui sont des réservoirs. Aujourd’hui, on se pose énormément de questions à ce sujet. Peut-être que les chauves-souris en sont un des réservoirs mais elles n’en sont pas le seul et le principal acteur. La réorganisation des communautés animales dans ces écosystèmes déforestés permet des passages d’un microbe et, dans ce cas, d’un virus, d’une espèce à une autre parfois même amplifié par certaines espèces. Et lorsque des personnes sont en contact de ces environnements-là, elles contractent un virus qui sort encore une fois un peu du bois.

Faut-il s’attendre à une augmentation d’épisodes sanitaires similaires en nombre et en fréquence dans les années à venir ?

Oui et en réalité c’est déjà ce que l’on observe depuis 20 à 30 ans. Dans toute l’histoire des infections humaines, depuis le Néolithique (– 10 000 ans) jusqu’à maintenant, 62 % des agents pathogènes pour l’homme sont d’origine animale. En revanche, ce chiffre passe à 75 % si l’on considère la proportion de maladies animales apparues ces soixante dernières années dans la population humaine. On observe donc une augmentation de la part d’espèces de microbes pathogènes pour l’humain d’origine animale. Cela montre bien un lien entre animal et humain dans le transfert, et que cette part a augmenté.

Ce phénomène devrait s’amplifier et, à chaque fois, on subira cette émergence comme on le fait actuellement. Lorsque l’émergence apparaît, il est déjà trop tard. Si les services de veille et d’intervention sanitaire ne sont pas efficaces, l’émergence devient une épidémie et peut rapidement créer une pandémie. Il faut donc une compréhension plus globale des problèmes, dont les comportements humains sont ici essentiels. Cela demande à réfléchir à quel type d’organisation sociétale, quel type d’agriculture… Si l’on continue à exposer les gens à ces éléments-là, il y aura de plus en plus de nouvelles maladies infectieuses émergentes comme celle-ci, voire pires. En réalité, ce sont nos comportements, nos pratiques et nos acitvités qui créent ces nouvelles infections émergentes.

 

À propos :

Jean-François Guégan est directeur de recherche de classe exceptionnelle à INRAE, en double tutelle à l’IRD de Montpellier. Il est également professeur à l'Ecole des Hautes Etudes en santé publique où il enseigne sur les changements globaux et les maladies infectieuses émergentes.

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