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"Les lanceurs d’alerte sont le système immunitaire de la société", Olivier Maurel

Comment lutter pacifiquement en faveur des causes qui nous animent ? Comment dire non à ce qui nous semble injuste ? Comment se protéger de l’agression et gérer les conflits de manière constructive ? Dans un petit livre riche de cas réels, Olivier Maurel partage son art du combat qui commence par l’éducation des enfants.

Lucile de la Reberdiere

La violence chez l’être humain est-elle un phénomène psychique naturel ?

Oliver Maurel. Je crois qu’il est bien établi aujourd’hui que la violence humaine, celle qui aboutit à des massacres, n’est pas innée. C’est une construction étroitement dépendante des relations sociales et surtout de ce mode de relation particulier, autoritaire et violent, qui est souvent exercé avec les enfants dans leurs premières années et parfois jusqu’à leur majorité. Rien de commun avec la pulsion sexuelle, la faim ou la soif. Si on se fie à certains modèles animaux, on observe que l’agressivité peut dépendre de l’organisation sociale, même chez les singes considérés comme violents. L’accroissement de la proportion du nombre de femelles, ou leur position dominante, par exemple, peut rendre un groupe beaucoup plus pacifique. Le pourcentage écrasant du nombre d’hommes dans les guerres, dans la politique, dans la plupart des grands massacres, comme dans la criminalité, peut faire penser que la testostérone joue un rôle important dans la violence humaine.

Les actions non-violentes au cours de l’histoire semblent toutes avoir opéré par « contagion ». Cela signifie-t-il que la non-violence est une expression collective et que la mener seul n’a pas de sens ?

Plusieurs grandes actions non-violentes ont commencé par des initiatives individuelles : l’action de l’abbé Pierre au profit des sans-logis, le boycott des autobus à Montgomery, dans les États-Unis ségrégationnistes, après le refus de Rosa Parks de céder son siège dans un bus, le jeûne de Lanza del Vasto au début de la résistance des paysans du Larzac. Actuellement, en Chine, en Iran ou en Arabie Saoudite, un grand nombre de femmes et d’hommes se battent individuellement avec des moyens non-violents pour faire reconnaître leurs droits. Greta Thunberg, la jeune Suédoise, qui est à l’origine de l’action des jeunes pour sauver le climat, a commencé toute seule son action. Les lanceurs d’alerte ont été le plus souvent des individus isolés.

Quelle est la différence entre « non-violence », « désobéissance civile » et « non-coopération légale » ?

Le terme de « non-violence », en général, désigne à la fois les moyens d’action sans violence et l’esprit de non-violence qui les anime. La non-coopération légale désigne le mode d’action qui consiste à refuser de participer momentanément ou définitivement à une action ou à une organisation que l’on juge inacceptable. La grève, l’objection de conscience, la démission d’une fonction ou le jeûne font partie de la non-coopération légale. La désobéissance civile, quant à elle, est un pas de plus dans l’action et une prise de risque puisqu’elle consiste à sortir de la légalité pour marquer le refus d’une mesure à laquelle on n’adhère pas.

Les actions de non-violence ne constituent-elles pas l’ultime manière de créer du lien social dans une société individualiste ?

Comme toutes les formes d’actions qui exigent un travail en commun – je pense notamment au travail des associations –, les actions non-violentes peuvent créer du lien, surtout quand elles sont menées sur une longue durée. Une des originalités de l’action non-violente, c’est l’acceptation du conflit et la prise de conscience qu’on peut mener des combats, même très durs, sans violence. Elles peuvent créer du lien social, surtout si elles comportent un programme constructif dynamisant.

Pourrait-on aller jusqu’à parler « d’homéostasie sociale » : au-delà des causes à défendre, le mouvement serait celui d’une entité société cherchant à maintenir sa propre survie ?

Le terme d’« homéostasie » est intéressant par son aspect biologique. On sait aujourd’hui que l’homéostasie, qu’on pourrait qualifier d’administrateur du vivant, n’est pas seulement individuelle, elle est aussi collective : elle peut donc concerner toute une société, avoir des prolongements culturels et être capable, quand le milieu se modifie, de provoquer des mutations adaptatives au nouveau milieu. Il est vrai que des actions comme celles de Gandhi, de Martin Luther King ou du syndicat Solidarnosc ont introduit, dans la culture mondiale, des modes d’action qui ouvrent une voie pour sortir de la violence. Mais il me semble que le plus prometteur, c’est la conviction que les enfants doivent être respectés et traités avec bienveillance, en renonçant aux méthodes de la violence éducative. Les enfants viennent au monde, dotés d’extra­ordinaires capacités relationnelles innées comme l’attachement, l’imitation, l’empathie, l’altruisme, le sens de la justice, qui, lorsqu’elles ne sont pas altérées ou perverties par une éducation violente, sont des forces socialisantes qu’on peut considérer comme une forme d’homéostasie.

On entend parler des vertus du jeûne en matière de santé. Vous parlez du « jeûne civique ». Comment expliquer que le fait de mettre sa santé en péril ait valeur de menace collective ?

Ce que j’appelle le « jeûne civique » est un jeûne à durée limitée mis en pratique pour attirer l’attention sur un fait social que l’on conteste. Par exemple, certains partisans de la non-violence font, chaque année, un jeûne de protestation de quelques jours contre l’armement nucléaire. Si l’information autour de cette démarche est bien faite, voir des personnes se priver de nourriture peut amener un bon nombre de gens à se poser des questions et peut-être à s’informer.

En matière de santé, quelle bataille non-violente efficace retiendra-t-on ?

Je citerais surtout les lanceurs d’alerte comme le Dr Irène Frachon qui, de 2007 à 2011, a soulevé ­l’affaire du Mediator, médicament responsable de 500 à 2 000 décès, et en a obtenu son interdiction ainsi qu’Erin Brockovich (révélant l’affaire de la pollution des eaux potables en Californie, ndlr). Voilà des individus isolés qui, par leur perspicacité, leur courage et leur persévérance, et malgré les men­aces des puissantes entreprises auxquelles ils se sont attaqués, parviennent à contraindre la justice et l’État à mettre fin à un scandale de santé publique.

Les lanceurs d’alerte incar­nent une nouvelle figure sociale, mêlant fascination et rejet. Comment les autorités et le grand public vont-ils faire évoluer leur rôle de sentinelle ?

Les lanceurs d’alerte doivent bénéficier d’une protection juridique solide pour que deviennent impossibles des affaires comme celles de l’amiante, du tabac, du sucre qui ont été dissimulées pendant des dizaines d’années, provoquant la mort de millions d’êtres humains. Si cette protection juridique avait existé, il est probable que des voix se seraient élevées pour dénoncer les mensonges sur lesquels étaient fondées les publicités de ces produits. Les lanceurs d’alerte sont, en quelque sorte, des éléments du système immunitaire, défenseur de la société. S’ils sont bâillonnés par les puissances d’argent, c’est la société tout entière qui est en danger.

Pour parer aux agressions individuelles, vous recommandez de garder son sang-froid, en tâchant de ne pas jouer le rôle attendu par l’agresseur. Le détachement conseillé ici n’est pas très éloigné de la méditation…

L’attitude non-violente, dans la mesure où elle est une attitude active contre une forme de violence ou d’oppression, consiste à ne pas entrer dans le jeu de l’adver­saire qui cherche à maintenir ou à instaurer un rapport de violence, mais ce n’est pas une attitude de détachement ou de retrait. Au contraire, c’est une attitude d’engagement. Face au pouvoir des Blancs cherchant à maintenir la ségrégation dans les États-Unis du Sud, les Noirs entraient dans les cafés qui leur étaient interdits et, demandaient à être servis : ils refusaient activement de « jouer le jeu » de la ségrégation en toute connaissance de cause.

Dans les débordements so­ciaux que notre pays connaît actuellement, pensez-vous que la situation ait une chance de s’apaiser ?

Je suppose que vous faites allusion aux manifestations des Gilets jaunes. Par un bon nombre de ses aspects, ce mouvement a été pacifique. Mais il a vite été débordé par la violence, et a souvent donné l’impression de la tolérer voire d’en tirer parti. Cela a passablement brouillé son message. Ce qui lui a permis de durer c’est, à mon avis, la convivialité que les rassemblements sur les ronds-points ont permis d’instaurer entre les participants. Si je souhaite que les manifestations violentes cessent, je ne souhaite pas voir s’apaiser celles menées pour sauver le climat.

À propos de Olivier Maurel :

Professeur de Lettres modernes pendant trente-neuf ans, père de cinq enfants et huit fois grans-père, Olivier Maurel a longtemps milité pour la non-violence. Jusqu'au jour où, grâce à son épouse Françoise et au livre C'est pour ton bien d'Alice Miller, ils ont pris conscience que la majorité des violences commises, individuelles et collectives, avaient pour origine des violences subies dans l'enfance, notamment à cause de la méthode la plus répandue d'éducation consistant à apprendre l'agressivité et l'autoritarisme aux enfants en les y soumettant.

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