Arnaud Lerch
Michel Odent - Les malentendus les plus fréquents sont liés à l’hyperspécialisation des disciplines. La « période primale » se situe entre la conception de l’enfant et son premier anniversaire. C’est le moment pendant lequel nos systèmes d’adaptation de base (ceux impliqués dans ce que l’on appelle communément la santé) atteignent un haut degré de maturité. Des 1986, dans le livre La santé primale, j’avais anticipé une nouvelle génération d’études épidémiologiques explorant les corrélations entre ce qui se passe durant cette courte période et ce que l’on observe, plus tard, sur le plan de la santé et des traits de personnalité. L’un des effets de l’hyperspécialisation est que certains ne s’intéressent qu’à la période qui suit la naissance, et avant tout aux modes d’allaitement et aux vaccinations de la prime enfance. Mais beaucoup d’autres, particulièrement dans les milieux universitaires et médicaux, s’intéressent aux possibles conséquences à long terme de ce qui se passe pendant la vie fœtale.
Paradoxalement, il y a toujours eu un manque relatif d’intérêt pour la période qui entoure la naissance. Pourtant, c’est cet épisode de la vie humaine qui a connu les bouleversements les plus profonds au cours des dernières décennies, et les disciplines scientifiques émergentes nous enseignent qu’il est « critique » dans le développement de l’individu. Pour comprendre comment s’organise la santé, une vue d’ensemble de la période primale est donc nécessaire.
Lorsque l’on s’interroge sur des maladies non-transmissibles qui ne sont pas purement génétiques, la première étape est de situer la période critique d’interaction entre gènes et environnement. Quand cela s’est-il passé ? La deuxième étape est d’identifier des facteurs de risques. Ensuite, il faut faire appel aux disciplines qui ont le pouvoir de confirmer la relation de cause à effet, telle que la bactériologie moderne (qui identifie les micro-organismes en étudiant leur matériel génétique) et l’épigénétique (qui étudie comment certains gènes sont éduqués pour ne pas s’exprimer). Ces dernières sont précieuses pour éclairer la situation.
On perçoit un intérêt grandissant pour des pathologies de plus en plus répandues, notamment des dérégulations du système immunitaire, telles les allergies et les maladies auto-immunes. C’est le cas aussi des obésités.
Ce sont des questions énormes, qui nécessiteraient de longs développements. L’un des premiers effets des changements récents est de rendre nécessaires de nouvelles classifications des modes de naissance pour bien prendre la mesure de leur impact. Ainsi, sur les plans bactériologiques et immunologiques, il convient d’opposer la naissance à la maison (au milieu d’une grande diversité de micro-organismes amicaux, parce que familiers) et la naissance ailleurs. Ces deux modes de naissance ont probablement des effets spécifiques sur la santé future dont on commence à peine à prendre la mesure. En ce qui concerne l’exposition aux hormones de stress qui participent au développement du bébé, il convient d’opposer la naissance par césarienne avant le début du travail et toutes les autres formes de naissance (y compris les césariennes en cours de travail).
On sait que l’ocytocine synthétique administrée à la femme enceinte pour déclencher ou renforcer les contractions utérines traverse le placenta et la barrière hémato-encéphalique immature du fœtus. En d’autres termes, puisque l’ocytocine ne coute pas cher et est très utilisée aussi dans les pays en voie de développement, une proportion énorme de cerveaux humains se retrouve aujourd’hui soumise à des concentrations élevées d’ocytocine à une phase critique de leur développement. Pour autant et paradoxalement, les effets à long terme de cette situation ne font pas l’objet de recherches, à part quelques études sur les liens entre autisme et ocytocine synthétique.
La médicalisation de l’accouchement a pris de l’ampleur pour compenser l’incompréhension culturelle des processus physiologiques. Bien entendu, toute action médicale a des effets secondaires. Par exemple, nous avons atteint une phase dans l’histoire de l’humanité où la libération d’« hormones de l’amour » (l’ocytocine produite lors d’un accouchement) n’est plus nécessaire, à l’échelle mondiale, pour faire naître les bébés et les placentas. Les « effets secondaires » que cela implique sur plusieurs générations - les femmes continueront-elles d’en produire naturellement par exemple ? - sont pris au sérieux par ceux qui commencent à s’intéresser à l’avenir de notre espèce.
Il est très facile et très fréquent, sans même le savoir, de perturber un accouchement. La priorité est d’oser penser comme les physiologistes, c’est-à-dire d’assimiler et de divulguer le concept d’« inhibition néocorticale », thème principal et raison d’être de tous mes livres depuis une quarantaine d’années. C’est la meilleure façon de redécouvrir les besoins de base de la femme qui accouche. Ce concept est une clé pour comprendre la nature humaine en général, et certains processus physiologiques, tel l’accouchement, en particulier. Ainsi, on ne peut pas « aider » une femme à accoucher, mais on peut essayer de la protéger contre tout ce qui pourrait stimuler son cerveau « rationnel » : langage, lumière et tout ce qui demande de l’attention. C’est une nouvelle façon de penser. Il est difficile de remettre en cause des millénaires de conditionnement culturel, mais la physiologie moderne doit consister à se demander comment et dans quelle mesure on peut « désocialiser » l’accouchement.
Cela devrait devenir la question centrale. Le terme « symbiotique » fait référence à la crise spectaculaire que l’humanité a traversée lors de la « révolution » du néolithique, caractérisée par la domestication des plantes, des animaux et, dans une certaine mesure, des êtres humains. Personne n’avait imaginé, jusqu’au vingtième siècle, que la domination de la nature pourrait soudain atteindre ses limites. Nous devons nous préparer à une crise, à accompagner une nouvelle révolution dans l’histoire de l’humanité, et même dans l’histoire de la planète. Afin de qualifier cette révolution, nous avons besoin d’un mot-clé perçu comme l’antithèse du mot « domination » (de la nature). L’un de ceux-ci pourrait être « symbiose ». Jusqu’à aujourd’hui, la façon habituelle de penser avait tendance à mettre l’accent sur la compétition entre êtres vivants. Nous devons soudain nous familiariser avec des concepts tels que coopération et équilibre écologique. Une nouvelle façon de penser conduit à réaliser que les micro-organismes représentent les fondations de tous les écosystèmes. Cela implique que la récente révolution dans les conditions de la naissance des humains soit étudiée dans une perspective bactériologique.
Aller plus loin :
Le bébé est un mammifère, éditions l'Instant Présent, 2014
La Naissance d' Homo, le chimpanzé marin, Myriadis, 2017